Oubliez-moi 

 

 

CHAPITRE 1

28 juin 2024, Benedykte

 

Cela fait des années que je ne m’intéresse plus au jour que nous sommes dans la semaine. Cela dit, le sentiment de paix qui palpite en moi, semblable à celui d’une sortie de messe après que le Seigneur m’est béni, m’encourage à croire qu’on est dimanche. « C’est le grand jour ! » […] « Le grand jour, c’est aujourd’hui ! » […] « Un nouveau départ approche pour ce grand jour… » Tous ensemble, mes enfants et petits-enfants ne cessent de me rappeler en quoi aujourd’hui est une journée solennelle pour la grand-mère vieillissante que je suis. Mon sourire s’élargit, presque sans dent. Mon dentier manque de se décrocher. Mes cheveux blancs en bataille singent que je ne suis pas suffisamment soignée pour l’événement, ce sont pourtant deux longues heures de préparation dont a eu besoin ma fille Sélina pour m’apprêter. Thés vert dans la main – cafés allongés pour les plus téméraires – l’heure est à trinquer aux softs pour ma famille, quoi qu’en pense le beau couché de soleil visible depuis ma fenêtre d’HLM, lui qui suggère plutôt un apéro en terrasse. La situation prête à rire. Hormis ces quelques chaises sur lesquelles nous nous enfonçons, le parquet de mon appartement ne comporte plus aucun meuble. Vide. Mais moi, j’ai le cœur rempli. J’aimerais décocher un rire pour en témoigner, seulement, mes poumons de grande fumeuse transforment le moindre gloussement provenant de ma gorge grasse en quinte de toux. J’en ai peur. Je me contente non sans le regretter de leur sourire. Il paraît surfait, ce sourire, parce que je n’en reviens pas. Mon autre enfant – Jacob – a la chevelure qui s’est réduite comme peau de chagrin. Je me retiens de ne pas attraper sa main quand il la lève pour se gratter le crâne, par crainte que d’autres mèches se décrochent au mouvement de ses doigts sur le haut de son visage. La dernière fois que je l’ai vu, les golfes avaient assoit leur territoire. Certes. Loin de moi l’impression qu’ils allaient se creuser aussitôt remarqués. En l’observant davantage, je me dis que ça lui va bien. Il fait son âge… Mais quel âge a-t-il déjà ? 51 ans ? Peut-être 52 ? L’embarras qui grandit en moi fait décliner mon sourire de circonstances en une étrange grimace. Je déteste oublier des choses. Ce dont je me souviens le mieux, pourtant, est la part grandissante de souvenirs que je néglige. Fort heureusement, Jacob n’a pas remarqué mon changement de faciès et continue à me parler :

  • Ma petite maman d’amour, je comprends que ça soit dur. Ça l’est pour nous tous. Mais je pense que c’est le mieux pour toi, pour m.., pour nous. C’est bizarre, pour moi aussi. Je reconnais à peine l’endroit dans lequel j’ai grandi. Je suis persuadé que tu seras mieux là-bas. On ne peut plus t’imaginer seule et en danger sans personne à ton chevet continuellement… Les enfants et moi, nous viendrons te voir souvent. Une fois par semaine. C’est une promesse.

Je ne porte pas vraiment attention à ce que Jacob me raconte, préférant concentrer mon regard sur ses trois bouilles d’ange. Nul doute que mon grand gaillard a d’autres chats à fouetter, maintenant qu’il occupe le siège de dirigeant dans le magasin Intermarché où il travaille depuis toujours. Rarement j’ai l’opportunité de passer du temps avec Gaspard, Léon et Béa. Alors, c’est avec grand intérêt que je réapprends à les connaître à chacune de nos rencontres. Le premier a désormais le permis, le deuxième a pris dix centimètres en un an, et la petite dernière n’est plus vraiment petite. Ses élégants habits d’adolescente en passe de devenir une jeune femme parlent pour elle. J’embrasse tendrement cet instant. Ça faisait partie de mes rêves de petite fille de fonder une famille. Observer que mes enfants en ont fait autant fait de moi une grand-mère comblée. Sélina, de son côté, est venue avec son fils Alex… Alexandre… ? Je n’arrive jamais à me souvenir de son prénom, mais c’est mon préféré. Et de loin.

Du temps où j’étais encore capable de m’occuper de bambins comme lui, il tricotait son agenda de manière à se tenir au côté de sa mémé le plus souvent possible. Son dévouement va de pair avec sa sincérité. Vainement, il y a une époque où je le pensais malhonnête. Que c’était l’occasion d’économiser un repas à la cantine, ou de repartir avec un billet de sa mamie trop gentille, que de venir si souvent me voir. L’âge se faisant, non seulement il persiste et signe en ne se tenant jamais trop longtemps à l’écart, mais il m’a élevé dorénavant au rang de confidente. J’oublie les trois-quarts de ses états d’âme. C’est le problème. Ça ne m’empêche cependant pas d’être touchée par son comportement. D’autant que Pont-à-Mousson, ça lui fait une trotte depuis la ville. La vraie. Quand j’étais en forme, je me rendais une fois ou deux à Metz chaque année. Pas plus. La journée de sortie s’entourait d’un rouge vif au marqueur sur le calendrier. C’est pour ça que je peine à deviner le quotidien de mon Messin, moi qui me suis plu à connaître exclusivement la petite vie de pavillonnaire. Ça me fait une belle veine de suivre attentivement ses histoires de journaliste dans la métropole. J’aimerais le lui dire, tout ça. M’évertuer à le faire est une toute autre tâche cependant.

  • Je suis content Alexandre que tu sois avec ta mémé pour ce jour béni, lui dis-je, reconnaissante.
  • Oh ! Que tu me fais plaisir. Tu m’as choisi un drôle de second prénom, aha. Alexandre, tu as dit ? Je vais penser à me renommer comme ceci sur ma carte d’identité. Ça tombe bien, je n’ai pas de deuxième prénom. Mais, tu t’en rappelles ? Moi, c’est Gary. Mais c’est vrai qu’Alexandre me va bien aussi…
  • […] Oui, Gary ! Où avais-je l’esprit ? Ma tête me joue des tours…

Ma fille, Sélina, s’immisce tout feu tout flammes dans cette conversation :

  • Mais non, maman. Tu es simplement fatiguée. Ce n’est pas facile de se taper un petit-fils comme Gary tous les jours (toute la famille exulte de rire). Sûrement est-ce pour ça que tu es tombée, il y a trois mois en arrière.

Gary réagit :

  • Parce que mémé est fatiguée, ou parce que je suis son petit-fils ? Je ne suis pas sûr de comprendre… (De nouveau, tout le monde rit, sans exception)

Qu’ils sont gentils. Qu’ils sont drôles. Tous deux tentent intelligemment de négliger l’importance de cette étourderie. Il y a des fois où je me demande si je perds la tête.

« Ah bon ? Je suis tombée ? » Ces mots auraient été les miens lorsque Sylvie, mon aide-soignante à domicile, m’aurait brusquement aperçue par terre en clenchant la porte de chez moi. Je ne m’en souviens pas. Selon ses dires, j’aurais passé dix-sept heures comme ça, étalée sur le sol, sans pouvoir me relever. Je stagnais dans une marre de pisse – la mienne vraisemblablement – et j’ai eu de la chance de ne pas avoir fait la grosse commission. Entre son étrange trouvaille et aujourd’hui, une décision a été prise : me placer en maison de retraite. Et la décision est irrévocable, aha. J’ai déjà entendu cette phrase dans un feuilleton que j’aime bien voir à la télé, je ne sais plus lequel. A vrai dire, je n’ai pas voulu contester quoi que ce soit. Lasse de moi-même, c’est avec beaucoup de tiraillement que j’ai observé, ce matin, ma famille frotter communément le sol imbibé de mon pipi jusqu’à ce qu’il brille. J’aurais préféré m’en occuper moi, quand bien même je n’arrive plus à me baisser, et visiblement à me relever aussi. Heureusement, l’odeur de pisse que je suspectais d’avoir incrusté le parquet s’est en finalité dissipée. Il paraît tout propre maintenant, mon appartement. Mais bon, sa saleté, son désordre – ces signes montrant qu’il y a de la vie là-dedans – me manquent déjà. À la place, je vois mes deux enfants se satisfaire de sa propreté retrouvée. La même que celle du temps où j’étais une femme en forme, et eux des jeunes adultes impatients de vivre. Ils ont tout lavé de fond en comble pour « le grand jour. »

  • Jamais, maman, ton appartement a brillé de mille feux comme là, s’extasie ma plus grande, Sélina.

Mouais. Je comprends, au fond, leur satisfaction, sachant combien les toiles d’araignées de mon 40 m2 leur ont donné du fil à retordre. Le paradoxe, quand même. Aujourd’hui, on est venu astiquer de haut en bas l’appartement de la femme de ménage la plus expérimentée de tout Pont-à-Mousson. Quand je ne donnais pas à manger ou quand je ne promenais pas les mioches des autres, j’allais au charbon pour nourrir les miens en nettoyant tout ce que je pouvais décrotter chez les autres. Ça ne payait pas très bien. Dix francs de l’heure je crois. En euros, je ne sais plus combien ça fait. Assez néanmoins pour remplir la gamelle. A l’époque.

Mais tant que j’y pense, Dieu merci que je sois tombée un jeudi à 18 h, et que le vendredi, à 11 h, Sylvie passe la fin de matinée avec moi. Je serai autrement morte dans mon pipi froid en grelottant jusqu’à la dernière pulsation de mon cœur.

Miraculée. Voilà donc comment je me sens aujourd’hui. Et bien heureuse de débuter un nouveau chapitre de ma vie. De toute façon, je ne veux pas faire trop de vagues. Je me laisse faire. D’habitude, Sélina et moi, nous nous appelons tous les soirs, vers 20 h. Juste une minute. Ça lui permet de savoir que je suis bien au lit en un seul morceau, puisque le combiné se situe sur la table de chevet, et elle peut dormir tranquillement. Mais cette manière de faire m’infantilise, alors je lui avais demandé la veille de mon accident (si ma mémoire est bonne) de ne pas m’en vouloir si je ne répondais pas toujours.

Par-dessus tout, je ne veux pas que ma vie devienne sa vie. Elle fait déjà tellement pour moi… En lui réclamant ce service, j’avouais à demi-mots : « Vis, ma chérie. Ne te préoccupe pas de trop de ta vieille mère. Elle sait s’y prendre… » Et patatras ! Je tombe le lendemain. S’inquiétant de ne pas avoir de nouvelles de moi, Sélina serait certainement venue à ma rescousse vendredi à midi, après la sortie de sa classe, à 11 h 30. Mais qui sait ce qui aurait pu se passer pendant cette demi-heure de plus passée à mourir de froid ? Je ne préfère pas savoir. Plus jamais je veux faire une peur bleue à ma fille adorée. C’est pourquoi je m’exécute aussi docilement à la volonté familiale. Ma Sélina se surpasse tous les jours pour offrir des cours merveilleux aux enfants de petite section dont elle a l’autorité. Je refuse d’être plus longtemps un mioche de plus lui rendant la vie un peu plus impossible. Raison pour laquelle je suis aujourd’hui en partance pour l’Ehpad le plus proche. « À mon grand départ », entonne-t-on en chœur au moment de faire vibrer les tasses entre elles.

Seulement deux kilomètres séparent pourtant mon petit chez moi de toujours à ma nouvelle chambre. Pour un grand départ, on repassera, aha. Sélina, d’une poignée de main douce, m’agrippe l’avant-bras. L’intensité avec laquelle elle me tient mime l’amour. Et c’est le cas ! Je n’en doute pas. Je sais en revanche qu’il y a dans ce geste également la résolution de vouloir me protéger. En raison de ce mobile, je me laisse guider, avec enthousiasme. Une nouvelle vie m’attend. Je frémis. Sans trop comprendre pourquoi. Il est vrai que je ne l’ai pas choisi, mais ce destin me convient bien.

 

CHAPITRE 2

29 juin 2024, Sélina

 

En m’écroulant hier soir dans mon lit, au retour de la maison de retraite, j’en suis venue à oublier que je n’ai pas fermé l’œil ces dernières semaines. Dans cette course contre la montre effrénée, maman tenait le minuteur d’une main, et l’autre servait à cacher l’état d’avancement de la minuterie, par peur qu’elle pointe sur zéro. Autant dire que chaque journée se révélait déterminante à compter de la chute de ma mère, le 27 mars dernier. Et même dormir s’apparentait à un danger tant le temps nous était compté.

Penser que je pouvais m’offrir des instants solitaires sans faire encourir de risque évident à maman après ce qu’il s’était passé m’apparaissait de suite impossible. C’est pourquoi j’ai exhorté à ma mère de ne pas fulminer en l’escortant jusqu’à mon domicile, armée de ses affaires et d’une promesse : faire de cette maison non plus la mienne, mais aussi la sienne.

Un peu sonnée par ma nuit de douze heures ininterrompues de sommeil, j’y songe de nouveau, la tête reposée. Et c’est un sentiment d’esseulement qui m’envahit. Ni l’envie de me détendre, ni le désir de m’activer, se manifestent par conséquent. Ce qui fait que je passe la matinée chèvre, à observer vainement le plafond pour ne pas affronter la réalité qui pend devant mon nez. Elle met pourtant en désordre ma table de chevet. La requête initiale, les relances du juge des affaires familiales, l’assignation en justice forment une pile que j’aimerais envoyer balancer. J’ai mis en pause ma procédure de divorce pendant ces trois mois pour me concentrer exclusivement sur la recherche d’une maison de retraite. Tout en tâchant de faire bonne figure en cours, bien que les marmots dont j’ai la gestion ne remarquent guère mes états d’âme, l’essentiel de mon temps libre consistait à visiter des Ehpad, à déposer des dossiers d’inscription fastidieux. Mais à chaque fois, je fus confrontée au même obstacle : « Il faut d’abord hospitalier votre mère pour savoir ce qu’elle a, ça ne vous prendra pas plus de six mois. » Et puis quoi encore ? Je savais que son espérance de vie se faisait grignoter de jour en jour, et n’ayant pas en ma possession le pouvoir de tuer le temps, je devais m’assurer de l’utiliser à bon escient.

Fort heureusement, j’ai fini par découvrir la maison de retraite François-d’Assise à proximité immédiate de chez moi, en discutant de ma situation avec des amies. Et ô miracle : il y avait une unité destinée aux malades pas encore diagnostiqués, se cumulant à l’unité des maladies neuroévolutives. Car c’est souvent de ce type de maladies qu’il s’agit quand on ne sait pas établir la pathologie d’un patient. J’ai eu toutes les peines du monde pour trouver une place à Nancy ou à Metz. Là où il me semblait que les infrastructures possédaient suffisamment de moyens pour maintenir la tête de maman hors de l’eau. In fine, c’est à cinq kilomètres de chez moi, et à deux de chez elle, que ma mère va avoir le privilège de s’éteindre doucement. A l’abri des douleurs irrémédiables et de l’esseulement.

Le tarif de 3 000 € par mois me paraît cher, nul doute que c’est en revanche les prix pratiqués sur le marché. Alors je m’y conforme. Mais avant de signer, j’ai voulu vérifier la qualité de l’établissement. Que ce soit le cadre de vie, l’entretien des lieux, la formation du personnel, l’avis des pensionnaires encore capables de l’exprimer, ou de leur famille. Sans oublier la qualité des activités proposées (ateliers manucure, découpage, couture, cuisine, jeux…). L’ensemble m’est apparu rassurant. On entend tellement d’histoires tristes dans les médias sur les maisons de retraite que j’avais vraiment besoin d’être rassurée.

Ceci étant dit, je m’étais pris au jeu de détective pour le petit bonheur de ma maman. Me voici aujourd’hui à subir le retour de flammes. La place dans mon lit à côté de moi est froide, et s’il s’agit de ma décision, c’est moins pour mon bien-être que pour celui de mon fils. Gary n’en peut plus de tomber nez-à-nez face à son père enlisé dans le canapé, canette à la main, sans but. Hormis la nuit, lorsqu’il sort pour satisfaire les besoins de son petit marché noir.

Pour ma part, j’ai appris à l’accepter, car mon époux n’a pas eu une vie facile. Je l’aime pour sa persévérance. Peu de fois il m’a paru supérieur des autres hommes depuis que je le connais, ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas tout fait pour être à la hauteur. David s’est fait virer de l’agence de voyage long-courrier dans laquelle il travaillait au moment du Covid. La cause ? Un manque de perspective concernant le secteur d’activités. Le remaniement duquel il a été tributaire à la suite de la pandémie a par ailleurs rebattu les cartes. Le tourisme de proximité a le vent dans le dos désormais. Au contraire des voyages grande distance qui fédèrent peu à peu moins de Français. Raison pour laquelle David croit dur comme fer que ses diplômes ne valent plus rien. A la place, il s’est lancé dans les rodéos urbains. Je refuse de m’y intéresser davantage. Je crains fortement la déception que ça pourrait me provoquer. Mais en pariant sur les bons pilotes, mon époux rapporte presque autant d’argent qu’avant. Avec ces liasses de billets, cependant, s’entremêlent entre les élastiques beaucoup de problèmes. Au grand jamais David ne reste tranquille. Les rares fois où il accepte de sortir en journée de la maison, dans l’unique but de me faire plaisir, évidemment, il passe son temps à vérifier ses arrières. Aucune fois il s’est passé quelque chose, heureusement. Ce sentiment d’inquiétude devient tout de même de plus en plus invivable. Je ne le reconnais plus. Son âme se noircit de jour en jour. Il préfère la bière aux moments partagés en famille, la nuit à la journée, le danger au calme.

David et Gary ne se parlent plus pour ces raisons. Entre autres. Je crois même que mon fils se met à renier son père. Le décalage est trop grand entre la personne qu’il était jadis et l’image qu’il véhicule dorénavant. Gary en vient à se faire du souci pour mon intégrité. David n’est pas méchant, mais c’est vrai qu’il peut devenir odieux quand il a bu. Moi, je sais qu’il ne ferait pas de mal à une mouche. Sdeulement ses yeux veineux et son air de suicidaire pourraient convaincre de l’inverse. Alors, d’un commun accord, Gary et moi avons entrepris le nécessaire pour entamer la séparation dans le dos de David. Quand mon époux a appris ce qui se trafiquait, il a eu honte… Si bien qu’il s’est enfui alors que je m’occupais de maman. Depuis, David a si basse estime de lui-même qu’il décline tous mes appels, c’est Gary qui se charge de nous faire avancer conjointement sur la procédure de divorce. Le voici d’ailleurs à m’appeler une fois de plus, je vais lui répondre.

 

CHAPITRE 3

29 juin 2024, Gary

 

  • Yo, madré ! Comment va ? Ça roule ?
  • Bonjour mon chéri. Je ne sais pas trop comment je me sens. Mamie est entre de bonnes mains maintenant, c’est vrai… Mais ça ne m’a pas empêché de mal dormir cette nuit… Je crains toujours qu’elle tombe à nouveau, qu’elle manque de quelque chose. La faire emménager ici va contre ma volonté. Nous n’avions plus vraiment le choix. J’aurais aimé la maintenir plus longtemps encore à domicile, ou faire en sorte qu’elle puisse habiter chez nous. Faut accepter cependant que ça n’aurait pas été raisonnable. Quand je me dis qu’elle oubliait même de faire le ménage, ou qu’elle laissait parfois sur le feu une casserole sans s’en rendre compte, j’ai à l’esprit la conviction qu’elle a eu de la chance. Ça aurait pu être la catastrophe. Evidemment, on ne peut pas espérer mieux pour elle que cette maison de retraite. Ce n’est pas pour autant que je ne souffre pas de savoir qu’elle se tient éloignée de moi désormais.

Je m’attendais à tout sauf à une réponse pareille. Ma mère fait partie de la minuscule frange de la société répondant honnêtement à la question « Comment ça va ? ». Peu importe qui la pose. Elle en a déstabilisé plus d’un, avec sa franchise déconcertante. Tant qu’à moi, je suis habitué depuis le temps. Donc ça va.

  • Maman, je t’interdis de te remettre en question. C’était ingérable, à la fin. Bien sûr qu’un accident aurait pu arriver. Mais que veux-tu y faire ? A un moment donné, que tu le veuilles ou non, tu as une vie, toi aussi. Tu ne pouvais pas te permettre de tout mettre en pause pour t’occuper de ta vieille 24 heures sur 24. Déjà parce qu’elle t’en aurait voulu à coup sûr, aussi parce que ça ne se tient simplement pas sur la longue. Sois plutôt fière d’être parvenue à trouver une maison de repos si sympa et si près de chez nous…
  • Oui, mais que va être ma vie maintenant ? J’y avais pris goût, moi, de vivre pour les autres. Je l’ai fait avec toi plus jeune, je le faisais avec elle ces dernières semaines. Ça m’allait mieux que de vivre ma vie. Pour tout te dire, mon fils, elle ne m’enthousiasme pas cette vie. Je sais que tu peux l’entendre, tu as l’âge dorénavant. Je n’ai toujours pas le cœur tranquille par rapport à mamie. Et avec ton père, ça a pris tellement de retard que je ne sais plus où donner de la tête. Quant aux gosses dont je m’occupe, j’en ai ma claque. Ils m’épuisent. A 54 ans, j’ai d’autres aspirations.
  • Qu’est-ce qui t’empêche de les réaliser, maman ?
  • Pas grand-chose. Juste, j’ai l’esprit ailleurs. C’est peut-être ça qui m’empêche de m’accomplir. Mes problèmes, je dois les régler. Et au vu de leur difficulté, je crois qu’il n’y a que le temps qui peut les résoudre.
  • Pas si on reste sans rien faire, je t’appelle justement pour cette raison. J’ai du neuf pour la procédure de divorce. Je t’explique […]

 

Il n’y a pas une journée où je ne passe pas trente minutes – minimum – au téléphone avec ma chère et tendre mère. A bien des égards, la situation que nous bravons susciterait les rires. Bien que je sois célibataire, le cours de mes journées se rythme selon les appels que l’avocat de maman m’accorde, afin, dit-il, « d’accélérer la séparation », et ceux de ma mère. Pas encore marié que je sais déjà comment ça marche un divorce. Gosse maudit que je suis. J’ai suggéré à maître Branard de me tenir au courant moi plutôt que ma mère de l’avancée du dossier, car elle a autre chose à foutre avec mamie. Bien évidemment, on frôle l’illégalité en procédant ainsi, mais lui comme moi ne voulons pas nous éterniser. C’est pourquoi il s’est appliqué à donner suite à ma suggestion. La prochaine fois, peut-être que je tournerai une fois de plus ma langue avant de faire preuve d’autant d’altruisme. J’ai toujours été une bille pas possible concernant l’administratif. Cet événement me le rappelle. L’essentiel de mon temps libre consiste donc à décoder le contenu des documents que ma madré m’adresse en MMS. Et aussi à intensifier le pressing que je fais à mon géniteur en le marquant à la culotte pour qu’il se bouge le cul.

Ce bon à rien ne va pas au courrier, même quand j’insiste. Quel naze, sérieux. L’appel du jour avait d’ailleurs pour objet de nous aviser qu’une date de convocation au tribunal venait d’être fixée. Et qu’une nouvelle convocation toute fraîche attend patiemment David dans sa boîte aux lettres. Il était temps, après tous les papiers administratifs qu’il a laissés pourrir dans son appartement ou dans des enveloppes. J’ai bien cru qu’on n’arriverait jamais à ce résultat. Maman stresse d’ores et déjà de le croiser, le 26 juillet prochain, mais elle est loin d’imaginer à quel point David meurt quant à lui d’anxiété. J’ai l’impression de gérer deux gamins incapables d’assumer quoi que ce soit. Ni la portée de leurs actes, ni la finitude de leur relation. Et bien que ce soit originellement mes parents, c’est bien moi qui dois me comporter en adulte affirmé afin de tirer un trait définitivement sur ce merdier.

Le plus drôle arrive, je dois maintenant voir David pour lui confirmer la présence de maman, et lui rappeler qu’un énième bout de papier important traîne dans son tas de courrier. J’appréhende, non sans savoir pourquoi : je redoute en fait toute interaction avec cet homme que j’estimais tant il n’y a pas si longtemps. Dire que ce n’est plus que l’ombre de lui-même est un euphémisme. Ma mère tente d’apaiser son chagrin en se contentant de croire que ce sont les paris à propos des rodéos urbains de Forbach qui lui montent au crâne. Nulle partie d’elle veut supposer un instant que son ex-mari traîne dans des activités moins reluisantes encore que ce marché noir de pacotille. Il n’y a qu’elle, néanmoins, qui est dupe. Sur la route menant à Forbach – commune mosellane abandonnée des considérations du Département, non loin de la frontière allemande et de la délinquance de masse – je sais d’avance que je vais tomber sur un homme encore plus à cran. Soit à cause d’une affaire de plus qui pourrait mal tourner. Soit à cause d’une carence de weed dans son corps amaigri par la dépendance. Je dois prendre sur moi pour ne pas lui claquer la porte au nez et lui dire tout ce que je pense de sa dégénérescence d’esprit. Le plus chiant, c’est qu’avec ses différents portables – « pour être plus facilement joignable », assure-t-il – ses indisponibilités grandissement paradoxalement à vitesse grand V. Je ne sais jamais sur quel téléphone je dois appeler. Résultat : je dois me taper 1 h 30 de voiture aller-retour dès lors que je veux entrer en communication avec lui. Le comble, quoi. Je n’ose pas deviner ô combien ses clients doivent galérer, eux aussi. Parce que oui, pas de doute selon moi : David dépanne de la drogue douce ici et là. Il peut le cacher à ma mère. Bravo pour la tentative de mensonge ratée. Moi, mes cloisons nasales ne s’engourdissent pas dans la même crédulité que maman. Suffit de mettre les pieds dans le bric-à-brac de son mec pour humer des délices du Maroc ou d’une région reculée d’Espagne. A force de m’y rendre, je sais de quoi je parle.

  • Salut, je viens aux nouvelles, lui énonçais-je. A peine le palier de la porte d’entrée passé que l’odeur de poubelles abandonnées me crève le nez. Je me console en me disant que c’est moins pire que l’odeur d’herbe qui s’est propagée comme une traînée de poudre partout dans la piaule de mon géniteur.

Tout endormi, David capte qu’à moitié ma présence, et ne prend pas la peine de se lever du sofa, engourdi par les fumées d’Amnesia.

  • Sa-salut. Désolé, je siestais. Je t’en prie, tu veux quelque chose ? J’ai des bières dans le frigo.

Pas encore discuté de quoi que ce soit que je meurs d’envie de prendre la poudre d’escampette. Il me fait pitié. Ses yeux ne se détachent pas de la télévision, quand bien même je suis au courant que c’est elle qui le regarde. Ça m’énerve d’autant plus. Je fais semblant de ne pas remarquer les miettes s’accumulant sur la table du salon, et je m’obstine dans l’ignorance en allant à l’essentiel.

  • Non, merci. Branard m’a confirmé la date de l’audience de plaidoirie. C’est le 26 juillet prochain, à 10 h, au tribunal judiciaire de Metz. Faudra que tu sois représenté par un avocat. Tu es autorisé à assister à la séance, mais ce n’est pas obligatoire.
  • Un a-avocat, tu dis ? Combien ça va me coûter, ça encore ? Dis à ta mère que je ferai tout pour me racheter. Je vais en retrouver un, si elle veut, des boulots. Et je limiterai l’alcool la semaine. Euhm… Même le week-end. Oui, même le week-end. C-c’est faisable.

C’est seulement maintenant qu’il escompte de se lever – péniblement – de la paresse qui le retient prisonnier dans l’optique de me serrer dans les bras. David s’avance, je me laisse faire. La compassion éprouvée à son égard est la même que celle ressentie quand je croise un SDF me raconter ses salades jusqu’à ce que je me décide à faire le ménage dans mon portefeuille. Parce que ce corps lâche serré contre le mien ne correspond plus vraiment à celui de mon père, je ne parviens pas à lui rendre la pareille. L’intensité fluette de mon étreinte le préoccupe.

  • Ne sois pas si dur avec ton père, mon fils. Il ne démord pas et tente de me prendre par l’épaule. Comme si nous avions fait les quatre cents coups. Il poursuit : Papa va se refaire. Je suis sur des gros coups. Je vais renflouer les caisses.

Je souffle. A l’écart de ma tête se tient l’idée d’en apprendre plus. Son comportement me déçoit. De surcroît, je pige qu’à moitié comment les autres garçons de mon âge captent leur père en un regard. David et moi, nous avons l’air de deux étrangers que le poids des années tente de faire cohabiter.

Les larmes embourbent l’intérieur de mes yeux. J’en veux à la vie de devoir m’occuper du linge sale de mes parents sans que personne ne comprenne la peine que ça me provoque. Et c’est hors de question de laisser transparaître quoi que ce soit. David souffre, lui aussi, et ce serait hypocrite de ma part de l’abaisser plus encore. Bien qu’il le mériterait peut-être. J’engloutis en une dizaine de minutes une Heineken pour faire plaisir à David. Puis une deuxième pour me faire plaisir. Me voici, vingt minutes plus tard, à reprendre la route. Ça y est, c’est fait. David et ma mère vont divorcer.

[…] Cerveau débranché […]

Deux heures plus tard, c’est à mon tour de sombrer dans le canapé de mon appartement. J’habite une longue voie silencieuse du centre-ville de Metz. La rue aux Ours, pour les connaisseurs. N’empêche qu’un brouhaha règne. Pas sur le bitume. Dans ma tête. Pourquoi ? D’un, parce que la séparation à venir de mes parents ne m’affecte pas du tout. Au lieu de ça, je ressens une indifférence pénible dans ce qu’elle veut signifier. De deux, parce que ces journées interminables me tiennent éloigné de ma grand-mère.

Je suis partagé entre un calvaire familial et un boulot contraignant. Si bien que j’ai l’impression d’être absent de moi-même, à force de me rendre présent pour les autres. Je fais ce que l’on me dit de faire. Un point c’est tout. D’aucuns diraient que je suis valeureux. Merci. Mais en attendant, je manque à ce qu’ordonne mon cœur en ne passant pas l’essentiel de mon temps avec celle qui n’en a plus beaucoup. Ma grand-mère, donc. De 9 h à 19 h, j’arpente les rues de Metz à la recherche de sujets bons pour des articles en perspective du canard du lendemain. De 19 h à 21 h, je quitte ma casquette de journaliste pour le Républicain Lorrain et j’enfile celle de médiateur dans la vie de mes parents. Puis, c’est l’heure de débrancher mon cerveau jusqu’au réveil. Comme tout à l’heure. Ainsi de suite.

Quant au week-end, je le démarre en étant si épuisé que j’enchaine les siestes. Et je ne tire rien de mes quelques moments d’éveil. Je me sens aliéné par mes obligations. Aliéné, oui. Alien même. Parce que mon quotidien n’a rien d’humain. Cela m’énerve. Je me dis que ma grand-mère se débrouille pour maintenir en vie sa lumière évanescente, pendant que je vis toujours plus dans l’ombre de la mort.

 

CHAPITRE 4

Jacob, 1er juillet 2024

 

Ma pauvre mère, quelle mouche t’a donc piquée ? Quand je dépose mes yeux sur un vieux portait que je garde de toi sur mon bureau, la femme qui me fixe du regard est méconnaissable comparée à l’image que tu nous as reflété la semaine dernière. C’est le jeu des sept différences à la nuance près que j’en remarque bien plus. Tout le long du trajet retour, les enfants n’ont cessé de me poser des questions. Ils sont arrivés à Nancy encore plus égarés qu’au départ. Parce que leurs interrogations sondaient ton quotidien, mes réponses se voulaient évasives.

« Que faisait mamie pour passer le temps ? » […] « Cuisine-t-elle toujours ? » […] « Tu penses qu’elle s’ennuie ? » […] « Ça fait combien de temps que mamie n’arrive plus à s’occuper d’elle ? » […] « Se rend-elle compte qu’elle vieillit ? » […] « Comment fait-elle pour garder la foi? »

À toutes ces questions, je fais des réponses de politique.

  • « Mamie a toujours su se débrouiller ! Je n’ai pas en possession tous les détails que vous me demandez, vous savez, mamie est quelqu’un de discret. Elle ne veut pas que l’on s’inquiète inutilement. »

La vérité est que moi-même je croule sous les questions. J’ai réfuté mon rôle de fils depuis trop longtemps et mes enfants me l’ont rappelé inconsciemment. Voilà la vérité.

Sur mon bureau où tout est à sa place, les yeux du portrait de maman se rendent coupables du désordre récent dans mon cerveau. Mon plan se passait pourtant à merveille. La patte blanche que j’ai présentée au comité directeur de l’enseigne Intermarché au cours des dernières années commence à se faire graisser. Bientôt fini de s’occuper des galères incessantes dans les Intermarché Contact et Super de Nancy ! Le PDG des Mousquetaires Thierry Cotillard m’a déposé entre les mains un contrat qui ne se refuse pas. Juteux, pour le moins. Le genre de bout de papier qui garantit le Soleil toute l’année, et officialisant mon transfuge de classe. Un vrai pont en or. Celui que j’ai promis pendant des années à mes enfants trop déçus de ne pas voir leur père aux matchs de foot ou à l’équitation les week-ends. Celui qui rendrait Stéphanie fière d’avoir à l’annuaire la bague d’un homme aussi ambitieux.

Il y a cinq jours, je m’empressais de dire oui. La hâte s’est transformée entre-temps en réserve. Maman vit ses derniers instants… Mon comportement de ces dernières années fait inévitablement de moi un lâche sans parole… Mais suis-je vraiment prêt à me confirmer la vision dégoûtante de moi-même ?

Je réfléchis encore et encore en dévisageant le visage de ma mère photographiée sans remarquer l’intermédiaire de Thierry Cotillard toquer délicatement à la porte. Ma lévitation s’estompe illico presto à compter de la seconde où cet homme tentaculaire, la bouche cousue comme une fermeture éclair, le ventre de Barbapapa, fait irruption dans mon bureau. Manifestement, le pouvoir récuse la politesse chez cet homme se croyant tout permis. Il est entré sans m’en demander l’autorisation. Quelle indignité ! L’envie de le remettre à sa place me mord les lèvres. Le manque de politesse me rend particulièrement intolérant. Mais être entrepreneur, c’est renier ses principes. Il va donc de soi que je l’accueille les bras grands ouverts.

  • Monsieur Torneffier, quel honneur me faites-vous de passer à la mi-journée. Je m’en voudrais si j’apprenais que ce passage à la pause méridienne fait défaut à votre habitude de déjeuner dehors. (Même si ça ne te ferait pas mal, gros sac, poursuis-je dans ma tête.)
  • Monsieur Zimoch, j’ai déjeuné un casse-dalle en roulant. Je m’arrêterai sur le retour en cas de creux. Ne vous inquiétez pas ! J’ai de quoi me protéger de la famine, s’exclame-t-il en touchant son estomac comme s’il allait accoucher d’un nouveau-né ou exploser comme un ballon de baudruche.

Je ne suis vraiment pas d’humeur à rire. Et je porte peu en estime ceux qui mangent plus que de faim. Ils sont selon moi de ceux qui résistent au partage des richesses, et ça en dit tellement long sur leur personnalité. Va falloir que j’expédie au plus vite ce mec bouffi par les excès de mon bureau. Ce n’est pas parce que j’ai choisi de dealer avec cette société capitaliste que ça fait de moi un droitard de l’ancien temps.

  • J’imagine que vous venez à moi pour récupérer les documents entérinant mon changement de poste à venir…
  • Vous n’avez pas la mémoire courte. Pour commencer dès le mois de septembre, l’anticipation est votre meilleure amie. Je sais que vous avez envoyé une partie du nécessaire à notre service recrutement. Je viens recouvrer le reste. Sans oublier que je suis ici présent pour vous féliciter en personne, au nom de Monsieur Cotillard. Indéniablement, vous êtes l’un de nos meilleurs éléments de la « jeune » génération. (Il marque un silence) Du pragmatisme et un côté rêveur. Un visage déterminé se modelant sans crainte au gré de ses émotions. Vous associez professionnalisme et humanisme habillement. C’est ce dont une enseigne française à la vision internationale comme nous a besoin pour incarner l’avenir. Vous nous avez fait confiance jusqu’à présent. C’est aujourd’hui à nous de vous consacrer une entière confiance. J’espère que vous vous plairez à Nice…

Il est vraiment bon. L’émotion qu’il a su distiller à juste mesure dans son texte récité par cœur fait presque croire que Monsieur Torneffier pensait ses paroles. Fort malheureusement pour lui, je ne suis plus étranger au monde de l’aristocratie. Si de l’humanité, j’en ai, j’ai dû lui sucrer ses dernières palpitations humaines pour que ce pauvre homme vante des qualités qu’il n’a jamais remarquées. Un travail dont il mésestime l’étendue.

  • Vous me gâtez, Monsieur Torneffier. Emu, je ne parviens pas toujours à m’exprimer. Je ne vais pas faire de fioritures : je ne peux accepter votre offre.
  • Ahahaha, bouffe-t-il, ce Monsieur Torneffier. Bien sûr qu’il est jaune, son rire. J’enchéris :
  • Je suis mauvais blagueur, Monsieur Torneffier. Voyez en mes paroles une justesse dans le propos. Vous avez crédité ma personnalité d’humaniste. Ce caractère me pousse aujourd’hui à regretter en déclinant avec le plus grand respect cette proposition. Des contentieux personnels entre moi et moi paralysent ma mobilité pour le moment.
  • Lesquels, Monsieur Zimoche, euhm Zimok ?

Sous ses apparences d’homme assuré, la pression soudaine le fait bégayer. En fourchant la langue sur mon nom pourtant, il l’a enfin bien prononcé. On dit « Zi-mok », et non « Zi-moch », malgré une orthographe trompeuse. Ça a son pesant de positif finalement, l’anxiété. Ce n’est pas dans les habitudes du groupe d’évoquer sa vie privée, mais c’est bien la première fois que je me fiche des conventions. Moi qui ai pourtant tout fait pour m’harmoniser à elle par le passé. Que ce Monsieur machin chouette compte sur moi pour m’y employer.

  • Je ne sais pas encore pourquoi exactement je suis prêt à vous confier les abysses de ma vie personnelle, et je n’aurai sûrement pas la réponse. J’ai banalisé tout au long de ma vie les sacrifices dans l’espérance d’atteindre un eldorado ou un poste prestigieux faisant les envieux et ma réussite. J’ai garanti à ma famille que les horaires à rallonge et les allers-retours incessants avaient un sens. Si bien que je m’y suis rapidement à y croire, moi aussi. Bêtement, j’ai pris comme acquis cette convention disant « pour réussir, il faut travailler. » Je n’ai pas lésiné. Peut-être que vous ne le savez pas, même si les chances que vous effectuiez mal votre travail sont égales à zéro, mais je n’ai pas grandi avec des chaussures cirées et un goûter dans le sac à dos d’écolier. L’argent manquait dans ma famille. Et pour en faire, j’ai dû manquer à ma famille.
  • Vous ne pouvez qu’être fier de vous… Être DG, ce sont des responsabilités. Cependant, vous atteignez une liberté financière telle que vous êtes tout simplement libre de vos faits et gestes. Votre emploi du temps correspond à vos désirs.
  • Je me doute bien que la vie aurait un goût de cocktail en terrasse si je vous dis oui. Seulement, revenir à prendre cette décision confirmerait la mauvaise image que j’ai de moi. Chaque fois, j’ai remis à plus tard mon temps libre, pour le plus grand regret de ma mère. Je l’ai vu, la semaine dernière. Et pour la première fois de ma vie, j’ai accusé le coup. J’ai compris que cette chimère de « femme invincible », que met chaque mère dans l’esprit de ses progénitures afin de les protéger n’est plus. Elle va mourir, Monsieur Torneffier. C’est une question de mois, d’années, je ne pourrai vous le dire. Peut-être même de semaines, si Dieu le lui accorde. La mort ne manque jamais sa cible, seule sa temporalité obéit à une loi des hasards. Pendant toutes ces années, je ne l’ai pas regardé vivre. Mes enfants n’ont pas eu davantage de chances à ce sujet. Par ma faute. Nous la regarderons donc mourir à petit feu. Avec attention, présence, compréhension. Tout ce que je lui ai arraché en étant absent tout ce temps.
  • Monsieur Zimoch (prononcé avec un « k » impeccable), …
  • Non, Monsieur Torneffier. Je connais exactement les rouages de ce jeu de séduction. Je possède dans mon panel de compétences des qualités de recruteur. Vous allez me dire que vous me comprenez, que vous éprouvez de l’empathie pour moi, et que vous allez trouver une solution. Rien de tout ça n’est vrai cependant. Vous ne pouvez ni comprendre la peine qui m’habite dès à présent, ni vous transformez en super-héros, bien que vous ayez beaucoup de pouvoir. Je vous demande, s’il vous plaît, d’accepter sans broncher cette décision.

Silencieusement, il acquiesça. A ma surprise, il me serra la main avec vigueur. Je crois que la ténacité de sa salutation signifiait qu’il aurait certainement aimé faire pareillement quand il en avait encore l’occasion. Les poignées de main ne trompent pas. Elles en disent long sur une personne. Sa manière de la serrer, sa transpiration, sa propreté. Je sais reconnaître la poignée de main d’une personne endeuillée.

Bon, une première bonne chose de faite. J’ai dit ce que j’avais sur le cœur. Pour une fois. Aurais-je le cran d’en faire autant auprès de ma famille sans les décevoir ?

 

 

CHAPITRE 5

Sélina, 1er juillet 2024

 

J’ai repris le sport, rappelé mes copines de plus longue date. Nathalie comme Véronique ont décroché à mon appel avec une méfiance non sans rappeler les rares fois où elles répondent aux démarcheurs téléphoniques. Il a suffi d’une brève discussion concernant mon passé pour qu’elles s’abandonnent de nouveau à moi. Le vide laissé par mon éloignement récent est égal au sentiment de plénitude de m’avoir au téléphone désormais. Moi-même, je fus surprise par ce désir intense de rabibochage avec mon passé.

Dans mon sac à main, je n’ai pas plus de clefs accrochées au trousseau. Mais c’est comme si elles pouvaient déverrouiller dans mon esprit des portes dont je gardais l’existence secrète jusqu’à présent. Recouvrer la Sélina happée par le plaisir que je fus plus tôt dans ma vie m’émeut. Au beau milieu de mon footing, la veille, mon visage se trempa non seulement de transpiration, mais de larmes aussi. Sans prévenir. A ne pas douter que ce fut des larmes de joie. Celle de se signifier à soi son existence après tout ce temps à la mépriser au profit des autres. Puis, hier soir, un attrait pour la nostalgie a fait de moi une marionnette à la merci de ses émotions. Avec mes copines, nous avons cessé de déterrer des trésors de nos enfances. Comprenez des souvenirs. Des anecdotes. Par ce temps de juillet, les rayons dorées du Soleil ont soulagé une pesanteur que je ne sais nommer. La terrasse que nous occupions avait le charme d’un parfum. Je fus d’un coup admirative de la place Duroc de Pont-à-Mousson. Endroit que je dévisage d’habitude sans fard… Et le verre que nous avons partagé sur ce terrain conquis m’a fait adorer un tant soit peu le cours de mon existence.

Dans ma glace de salle de bain que je scrute sans scrupule, une femme de 54 ans différente apparaît. Je redécouvre un teint plus hâle, des expressions plus inscrites dans la peau, un regard moins tourmenté. Mon maquillage vise à me sublimer, non plus à me camoufler. Les modestes rides témoignent du beau temps vécu, il n’en est rien de la vieillesse. La teinture blonde de mes cheveux blanchis par le poids des années fait la part belle au Soleil. En apparence, mon corps prétend se ravir d’exister. Mes traits chaleureux du moment ajoutent de l’eau au moulin. J’ai effectivement moins à me tracasser de maman depuis trois jours. Enfin !

Les nuages qui se dissipent du ciel en cette chaude après-midi d’été m’empoignent à me gargariser du positif de ces deux prochains mois, juillet et août marquant mes vacances estivales. Je peux remercier l’Education nationale pour ça. D’autres personnes vont prendre mon relais. En même temps que ce renouveau me satisfait, il approfondit mon désespoir dès lors où je ne suis plus accompagnée par une activité ou une amitié. Je me demande de quel droit je m’autorise à vivre alors que maman dépérit. Les trois jours que je me suis accordée loin d’elle afin de me chercher une raison de ne pas m’en faire me ramènent que des incertitudes si je ne les maquille pas.

J’aimerais me confier, mais à qui ? Mon fils ? Je désobéirai à mon rôle de mère poule qui me tient tant à cœur. Mon mari ? Encore faudrait-il qu’il feigne de me répondre, et qu’il se comporte comme tel. Mes copines ? Ne pas les avoir tenus informées de cet enchaînement d’événements les rend automatiquement trop étrangères à la peine qui me traverse. Si quiconque n’est susceptible de m’attendrir, c’est bien parce que la personne à qui je pense ne peut plus exercer son devoir. Ma mère. L’entièreté de ce qui compose ma vie me ramène à toi, maman. Plus intensément encore depuis que papa est parti, il y a déjà vingt ans. Imaginer ma vie heureuse n’est que vacuité tant que je te sais en danger. Je me refuse le bonheur s’il suppute que je ne combats pas à tes côtés ton malheur.

Tu ne me l’as pas dit. Aucun geste, d’ailleurs, ne le faisait dire. Seulement, je sais que tu as accepté de mourir ici, à l’Ehpad, dans l’unique but de préserver ma liberté. Rien que cette raison est suffisante pour que tu t’arrêtes de vivre. Tu as bien fait, car aujourd’hui je te rends visite, comme tous les jours prochains, je te rendrai visite. Et ce simplement parce que je l’ai décidé ! Voilà comment je veux utiliser ma liberté retrouvée maintenant.

 

 

 

CHAPITRE 6

Bendedykte, 1er juillet 2024

 

S’il y avait un mot pour définir ce que je vis actuellement, ce serait « renaissance ». La vie, tout autour de moi, fourmille. Elle fourmille si fortement que j’en viendrais à m’épuiser, alors que je n’ai jamais été autant dorlotée. Dans le cas échéant où ma famille vient me rendre visite, je peux facilement élever à dix le nombre de personnes que je croise quotidiennement. Je manque même de les confondre, aha. Il y a la grande femme aux longs cheveux bouclés – Astrid je crois – qui veille à ce que mon réveil soit éteint de ma main le matin, à 6 h. Je la déteste un peu pour ça, je l’avoue. Quand j’étais chez moi, personne ne me faisait la misère si je trainais dans mon lit jusqu’à pas d’heure. Ma seule ambition pouvait alors de ne pas en avoir.

Puis ses collègues remplissent peu à peu les quatre coins de mon espace partagé ; deux pour moi, et deux également pour ma partenaire de chambre, Guiguitte. J’aime bien l’appeler par son surnom, même si cette habitude me fait égarer son véritable prénom. Peu importe. L’important est que nous nous aimons bien. Et comparée à moi, Guiguitte fait vraiment vieille femme. Ça renforce mon impression de petite fille coincée dans un corps qui n’est pas le sien. Je la ressens souvent, cette impression.

Je ressens aussi beaucoup d’empathie pour Guiguitte. La pauvre, on dirait que ses os grincent, au-delà de craquer, à chacun de ses mouvements sur son déambulateur. L’exploit de la voir encore marcher est de taille. A n’en pas douter. Qui plus est, elle paraît sénile. Elle ne se ravit pas des mains gantées qui se baladent sur son corps afin de faire sa toilette. Tant qu’à moi, quand j’ai affaire à Jordan ou à Douada, je suis aux anges. D’un coup, j’ai le sentiment que l’on me désire, et je me fiche que ce soit une illusion. La petite fille en moi a pris pour principe d’élever en réalité ses pensées rêvées.

Nous avons en effet la chance de profiter de la main de jeunes aide-soignants – à des reprises plus ou moins écartées – pour satisfaire ce besoin important qu’est la propreté. Pudique, je redoutais initialement cet épisode dans ce qu’allait être mon nouveau quotidien. Mais la nudité que j’affiche à ces messieurs – dames ne compromet finalement pas assez ma pudicité pour que je m’en inquiète. Leurs regards fort peu illuminés au regard de mon corps fripé comme un chiffon attestent que je ne suis qu’une donnée insignifiante au déroulement de leur journée. C’est révoltant de voir cette confirmation s’installer… Impossible cependant de douter que je ne suis qu’une vieille femme comme les autres maintenant. Mais la petite fille en moi est plus forte que ça !

En même temps que je traverse cette pensée comme un bateau qui tangue, je suis soulagée. Que c’est bon, aussi, de recevoir tant d’attention. Je me répète, mais c’est parce que c’est important pour moi. Et aussi parce que je ne suis pas toujours sûre de me rappeler de ce que je dis. Je disais quoi déjà ? Ah oui… Si je suis suffisamment chanceuse, c’est la main d’un jeune homme qui me frotte le dos, et d’un coup, je retrouve ma féminité. Ça fait du bien. Je ressens une pression sur les plis de ma peau autre que celle appuyée par un praticien lors d’un rendez-vous médical, ou celle de mes proches. Je me sens désirable. Cette émotion est évidemment fausse. Seulement, le simple fait qu’elle existe me remplit de quelque chose d’agréable, alors je la laisse s’immiscer.

En à peine trois jours, j’ai pris l’habitude gratifiante de recevoir des « bonjour Bendedykte, comment ça va aujourd’hui ? » De manière générale, on ne me demandait plus quoi que ce soit, du temps où je squattais, l’air hébété, mon domicile à la recherche de ma finitude. À l’exception de Sélina. Et à cette question – posée à la hâte quand celui qui la prononce ne peut pas passer outre – on se moquait bien de ma réponse. Hormis Sélina. Et Gary, aussi. Là, disons que c’est tout l’inverse. Pour mon plus grand plaisir.

En cas de bobo par-ci, on va scruter par-là afin de s’assurer de sa disparition rapide. Si ma sensibilité à ma nouvelle vie patine, des conseils pour mieux me porter me sont apportés instantanément. Mieux encore, je suis considérée. Considération. Ce mot à rallonge sonnait comme une langue étrangère dans mon esprit il n’y a pas si longtemps encore. Ceux qui m’en donnaient le faisaient parce que les liens qui nous unissent l’obligent. Maintenant, ceci est réalisé avec insistance. Dire que je suis bénie rien que pour cette raison pourrait être exagéré, c’est pourquoi je vais tenter de ne pas flancher vers ce discours. A savoir néanmoins que je le pense tout à fait. La vie vaut enfin le coup d’être vécue. Tellement que, parfois – je l’avoue volontiers – il m’arrive de mimer une douleur fantôme juste pour que l’on s’occupe de moi.

A force de me sentir redevenir gamine, je commence à me morfondre dans des caprices pour diriger toute l’attention sur moi. Si c’est enfantin ? Assurément. Seulement, je ne m’en veux pas de développer cette partie-là de mon comportement. Je le décris comme étant une réponse à toute la solitude emmagasinée ultérieurement.

Guiguitte, la femme bougonne qui partage ma chambre, n’est pas très causante. Illustrations de son aversion pour la bavardise que j’ai notées à la volée dans le monde de mes pensées :

  • Qu’est-ce qu’on mange ce midi ?
  • Toujours la même chose, snif. Des choses pas bonnes.
  • Voulez-vous jouer aux cartes ?
  • Nan, snif. Je n’aime pas perdre.
  • Mais nous pouvons jouer pour nous amuser… ?
  • Ça fait longtemps que je ne m’amuse plus.

Au départ, je la croyais dépressive. À l’arrivée, Astrid et d’autres m’ont expliqué que la particularité de cette dame était son retour prononcé à l’enfance, voire l’adolescence. Le moment durant lequel râler devient une discipline olympique admissible aux JO. Cette soi-disant maladie – que je considère quant à moi comme une chance n’empêche, ce n’est en effet pas donner à tous de vivre deux fois sa jeunesse – la rendrait antipathique. Du genre à ne jamais vouloir rien faire. Sous motif que sa tristesse la rend fainéante. Pfff… Au moins, elle peut se consoler en disant qu’elle a toute sa tête. Cela se remarque à ses réponses courtes (et inévitablement négatives) mais bien formulées que Guiguitte me destine.

Voici son petit truc en plus, à ma collègue de chambre. Ici, comme dans le film d’Artus (le dernier que j’ai vu au cinéma je crois) tout le monde à sa caractéristique exclusive. C’est Astrid qui m’image ce drôle de point de vue lors du déjeuner, au réfectoire, alors que je me suis assise sur une place au pif.

  • Madame Zimoch, vous vous êtes encore trompée de place… Si vous n’êtes pas sûre de là où vous vous asseyez, regardez sur le dossier de la chaise avant de vous l’approprier, il y a le nom de chaque résident écrit dessus. Ce n’est pas grave, madame. Mais je vous propose de vous accompagner jusqu’à votre place.

Je sais que j’ai pour habitude d’oublier beaucoup de choses… Ne vous méprenez cependant pas. Pour ce coup-ci, bien sûr que j’ai fait exprès. Ma place, elle se situe au fond du réfectoire, dans un coin peu ensoleillé, et pour gratiner le tout, je suis accompagnée par deux mégères qui peinent à parler, et même à vivre. Je m’embête autant avec elles que du temps où je poireautais chez moi à ne rien faire. Et vu que je ne suis plus chez moi, c’est hors de question. En plus, à la place sur laquelle j’ai étalée mon derrière, il y a Joseph, un beau jeune vieux que j’ai remarqué plusieurs fois. J’ai retenu son prénom grâce à Astrid, qui n’a que son prénom en bouche, à l’instar du reste du personnel l’élevant au rang de chouchou. On ne peut pas le rater : il passe son temps libre à fumer des cigarettes devant l’Ehpad. La fenêtre de ma chambre partagée donne sur l’entrée, vous vous doutez bien que je n’ai pas pu le louper… Moi, j’ai arrêté de fumer. Mais il me donne envie de reprendre.

  • Oh Astrid… Où avais-je la tête ? Oui, oui. Bien sûr. Je ne refuserai pas la main d’une si resplendissante femme pour me tenir compagnie durant le trajet.
  • Vous savez, vous oubliez beaucoup de choses, madame Zimoch. Ça vous donne un charme. Je vous aime beaucoup. Vous avez la tête en l’air. Vsous me rappelez mon fils. Il oublie toujours de faire ses devoirs, mais sa bonne bouille et sa sympathique font qu’on lui excuse tout.
  • Ah… Vous trouvez ? Lui répondis-je sans surprise. Au fond, je suis déjà au courant. Mais quand ça vient de la bouche de quelqu’un d’autre, c’est toujours plus vexant.
  • Pas autant que certaines personnes, je vous rassure. Vous en êtes bien loin. Peut-être que c’est tout de même ça, à vous, votre petit truc en plus…
  • Comment ça ?
  • Nos résidents sont tous ici pour une raison. Les personnes extérieures de notre maison de retraite définissent cette raison comme une maladie X ou Y. Quant à moi, je préfère nommer cette différence comme étant un petit truc en plus. Après tout, arrivé un certain âge, c’est normal de déconner à un endroit ou un autre. Ça ne fait pas de vous quelqu’un de malade, uniquement quelqu’un de différent. Et c’est cool, d’être différent. Ça donne un petit truc en plus.

Mon cerveau s’embrouille. Ma conscience d’adulte reprend le dessus sur mon tempérament un peu enfantin sur les bords. Je ne dirai pas que je suis pris d’un début de vertige. Il ne faut toutefois pas croire que mon équilibre ne vacille pas légèrement à l’écoute de cette nouvelle. Je n’en ai rien à faire, moi, de la différence. Je n’ai rien d’unique, ma vie tout entière me l’a rappelée dans sa simplicité de toutes circonstances. Ce n’est pas maintenant que je voudrai que ça change.

  • Et moi ? Vous pensez que moi aussi, j’ai un petit truc en plus ?
  • Ce n’est pas mon rôle de me prononcer là-dessus, madame Zimoch. Les médecins de l’Ehpad vous en diront plus sur vos petits soucis d’attention une fois les tests terminés. Avec votre installation, nous ne vous avons pas encore embêté avec ça. Mais sauf erreur de ma part, un docteur veillera à vous examiner en début de semaine prochaine. Ne vous inquiétez pas, madame Zimoch. Comparé aux autres pensionnaires, je suis certaine que ce n’est rien de méchant.

 

CHAPITRE 7

Jacob, 1er juillet 2024

 

En rentrant le soir-même, je priais pour que la maison soit déjà à moitié endormie. Histoire que le temps s’allonge. Qu’il me laisse un répit. Peut-être qu’en en possédant davantage, j’arriverai à préparer une argumentation. Ou au moins à passer entre les mailles du filet que j’ai moi-même tendu. La vérité, c’est que ma lâcheté revient comme un relent. Elle me sort par les trous de nez et traîne derrière elle une odeur fort désagréable. Mais parce que la chance se pointe seulement quand on n’a pas besoin d’elle, je fus déboussolé de voir tout le monde à table en train de m’attendre pour le dîner. Disons que d’habitude, c’est le hasard qui l’emporte. Le deal tacite qui unit la famille, c’est que je dois rentrer à un horaire compris entre 18 h 30 et 20 h 30 sans avoir en revanche de timing à tenir. Et, en fonction de la faim générale et des événements de chacun, on décide ou non de manger avec moi. Mauvais tirage de cartes pour Jacob aujourd’hui :

⁃ Ah, Jacob… s’extasie ma femme tout en frôlant mes lèvres d’un baiser aussi rapide que sincère, tu arrives au bon moment. Avec les enfants, nous avons préparé des quiches lorraines, ton plat préféré !

⁃ Oh, merci… Il ne fallait pas. Ça tombe bien, je meurs de faim…

⁃ Il faut en profiter, bientôt, en s’amarrant dans le Sud, nous mangerons surtout leurs spécialités locales et non plus les nôtres !

Ça y est. Ça commence. Heureusement, prendre sur moi est la meilleure chose que je sais faire. Quelles que soient les circonstances. Soi-disant que ce petit plus serait très masculin. Bon, tant mieux… Pour une fois qu’on est gâté par la nature, nous, les hommes, d’habitude bons qu’à faire la Une des faits divers. C’est une vraie qualité. Grâce à cette sérénité de tous les instants, par exemple, j’ai su plaire à Diane instantanément. Dès le jour de notre rencontre, il y a vingt-cinq ans de ça. Elle qui avait si besoin d’un homme rassurant dans sa vie.

⁃ Je ne pensais pas que toi, la fan de soupe et de plats chauds, tu t’enorgueillirais d’avance à l’idée de manger des salades niçoises et de la pissaladière à longueur de journée, lui rétorquais-je plein de malice.

Elle ria de bon cœur et le son qu’émit sa bouche avait tout d’une preuve d’amour. Les années se chevauchent, mais l’amour que nous nous portons Diane et moi continue de grandir. Comme les neiges éternelles au sommet des montagnes. Le sommet de notre relation, ainsi, ne cesse de s’élever.

En réagissant pareillement, j’ai su d’avance que ma femme comprendrait mon choix. En l’honneur de la primauté qu’elle donne avant tout aux relations plutôt qu’aux objectifs de vie. Vivre dans le Sud lui est moins important que de vivre heureuse à mes côtés. Je n’esquissais pas vraiment de réserve la concernant. Ce sont plutôt mes enfants qui attendent les plages du Sud-Est plus encore que moi.

Nous mangeons. Ou plutôt ils mangent, car j’ai tout sauf la dalle en ce moment même. À vrai dire, j’ai refusé le pont en or qui m’a été offert. Comment pourrais-je vouloir dévorer quoi que ce soit après ça ? C’était ma motivation quotidienne, de décrocher ce contrat, à l’époque où j’avais encore une faim de loup.

⁃ Papa, tu ne manges pas ta portion ? s’enquit Gaspard, mon aîné, naïvement. Ce qu’il veut, ce n’est pas que je lui exprime pourquoi je n’ai pas faim, mais que je lui fasse don de mes parts restantes.

⁃ Non, Gas, tu peux les prendre, lui déclarais-je, et un sourire s’illumina sur sa face. Si seulement il savait déjà ce que je m’apprêtais à lui dire…

⁃ Tu as passé une mauvaise journée ? Demanda aimablement Diane. Léon et Béa s’interrogent eux aussi si j’en crois leurs regards prononcés sur moi.

⁃ Tout est relatif. Elle n’a pas été très fructueuse, certes, mais je pense à ma maman. En comparaison à elle, il me semble que tout va bien de mon côté…

⁃ Nous aussi, on pense beaucoup à mamie, dit Léon. Béa, de son côté, resta silencieuse, mais n’en pensait pas moins.

Je ne sais pas pour eux, mais moi, je sentis mes boyaux se tordent d’émotions. Affirmer que ce n’était pas malin de ma part de leur parler aussi franchement de mes états d’âme est évident. Mais bon… Parti pour parti. Diane relance :

⁃ Il faudrait que l’on prévoit plusieurs sorties en famille à faire avec elle avant de partir. Qu’en pensez-vous les enfants ?

⁃ Oui !

⁃ Mamie me manque…

⁃ Je veux voir mamie !

J’ai le cerveau cramé, je ressens un sentiment de perdition en moi. Perdition de moyens, de sens, de compréhension face à la vie. Mes enfants sont trop jeunes. Ils ne peuvent pas encore décider de leur propre avenir. Dans le même temps, il m’est insupportable de comprendre que je suis le décisionnaire unique d’une famille entière. On part dans le Sud si je veux et peux, sinon, on reste. L’humain derrière le daron en moi pète un câble. Je dois assumer une stature exemplaire et expliquer pourquoi je reviens sur mes pas. Mais la vérité c’est que moi-même je suis perdu. J’aimerais, dans ces moments-là, que mes enfants comprennent que je suis la même personne avec trente ans de plus. Je suis traversé par les mêmes doutes. Les mêmes craintes. Elles se manifestent seulement autrement. Bon… Je me lance.

⁃ Les enfants, papa a quelque chose à vous annoncer.

À cet instant, même Diane prend peur. Elle a dû s’imaginer que j’allais annoncer la cesse de mon amour pour elle.

⁃ […] Aujourd’hui, j’ai vu un Monsieur venu me parler de mon nouveau travail à Nice. Il venait récupérer les derniers papiers pour confirmer mon départ.

Sentiment de liesse ressenti dans les quatre coins de la table. Il va vite dépérir.

⁃ […] Mais je ne suis pas sûr de dire oui. Ces derniers jours, papa est redevenu un enfant. Il se fait du souci pour sa maman.

Je ne sais pas pourquoi je leur parle comme des gamins en bas-âge, quand bien même ce sont des adolescents. Ça m’apaise. Ça me rappelle le bon vieux temps, avant que maman dépérisse. J’ai l’impression que la douceur qui m’anime les attendrira eux aussi.

⁃ […] Je m’en voudrai d’être loin d’elle maintenant qu’elle a dit au revoir à sa maison. Je sais que vous ne l’avez pas beaucoup connu. Ça pourrait être l’occasion. Nous avons toute la vie pour partir dans le Sud, mais mamie ne fera pas toujours partie de la nôtre. Il pourrait être d’utilité commune que nous décidions de repousser à plus tard ce nouveau départ. Je voulais vous en parler à vous et à maman… Savoir ce que vous en pensez.

Stupéfaits, mes enfants restent pantois. En premier lieu Gas, dont la concentration à l’égard de son plat se contracte :

  • Oh non, papa ! Je n’ai pas envie de passer une année de plus dans ce trou à rats ! J’ai dit à tous mes copains que j’allais vivre la vida loca. Qu’est-ce qu’ils vont penser de moi si je me pointe à la rentrée comme si de rien n’était ? Que je suis un menteur. Un fanfaron. Ce n’est pas possible.
  • Mamie, je l’aime. Mais quand je la vois, je ne sais pas vraiment quoi lui dire, concède Léon, plus lucide. C’est un peu, comment on dit déjà… L’inconnue que je connais le mieux. Et puis, moi aussi, j’entre au lycée l’an prochain. Vous ne croyez pas que ce serait compliqué de changer de lycée et perdre toutes les personnes que je vais connaître ?
  • Ça veut dire que mamie va mourir !? Si tu ne veux pas partir, c’est que ça craint pour mamie. Je te connais, je te connais ! Béa, comme à son habitude, explose comme une grenade à n’importe quelle secousse émotionnelle. Je veux voir mamie, tout de suite ! Difficile de croire qu’elle a 13 ans et qu’elle arrive bientôt à la fin de son cycle au collège.

Je me caresse anxieusement le crâne à la recherche de touffes de cheveux susceptibles d’être arrachées sans que je ne parvienne à mettre la main dessus. Foutue calvitie. Il y a des fois où je me demande pourquoi j’ai fait le choix de devenir père. Puis je regarde Diane et je me rappelle pourquoi.

  • Les enfants, il ne faut pas le prendre comme ça, entonna ma femme. C’est une décision à laquelle nous avons longuement songé (à cet instant, Diane fronça légèrement les sourcils dans ma direction, je ne peux m’empêcher de le remarquer quand elle ment, elle le fait malgré elle) j’aimerais que vous saisissiez les enjeux. D’un côté, nous avons de la chance d’être unis dans l’espoir. Le projet de vivre dans le Sud, c’est le nôtre. De l’autre, notre force se trouve justement dans l’union. Mentalement, psychologiquement, laisser à l’abandon mamie, comme ça, du jour au lendemain, ne nous ressemble pas. Regardons l’avenir. Mamie pourrait nous suivre. On pourrait aussi lui trouver une autre maison de retraite là-bas. Nous devons garder de la bonne humeur malgré ce coup dur…
  • Ah, donc votre décision est prise ? Si c’est comme ça, moi, je vais dans ma chambre, et vous n’avez rien à me dire ! Car c’est moi qui décide ! Je fais comme vous ! Je n’écoute pas l’avis des autres !
  • Gaspard a raison, dit Béa, si vous ne m’emmenez pas voir mamie, moi aussi je boude ! L’instant d’après, Béa se mit en boule et hurla de plus en plus fort. Stridente comme la sonnerie de son collège.
  • Je suis déçu, j’aurais aimé être consulté. Mais je ne vais pas vous faire la tête… conclut Léon. Du Léon dans le texte, quoi.

Bon, bah voilà. Je me suis prononcé. Et ce que j’ai envie de prononcer, aussi, c’est une demande en Bendedyktege à Diane. Ma femme a le panache de me faire du charme sans qu’elle ne le choisisse dès qu’elle prend les choses en main. Dommage que nous sommes déjà fiancés, j’aurais été prêt à revivre l’aventure. Dans ce désastre absolu, je m’évertue à regarder passionnément ma femme. Des astres, il y en a aussi dans ses yeux. Diane serait prête à recruter dans la famille ma pauvre maman pour le bonheur de tous. Si ça, en sous-texte, ça ne veut pas dire « je t’aime pour la vie », je ne comprends plus rien à l’amour.

C’est balloté, mais soulagé, que je prends la direction également de ma chambre. Je m’endormis quelques minutes plus tard contre ma femme, en position adéquate pour lui proposer un câlin éternel. Cela doit faire au bas mot une éternité que nous n’avons pas formé un seul corps la nuit durant. Pendant mon sommeil, je crois ressentir une synergie identique à celle de nos débuts, quand nous fleurtions avec la nuit blanche à la recherche de temps suspendus. Le sentiment de renaissance au réveil me confirma l’impression de la veille. Pour la première fois de ma vie en tant que père, j’ai agi pour moi. Et paradoxalement, je ne m’en porte que mieux.

 

 

CHAPITRE 8

Sélina, 1er juillet 2024

 

Le bonheur de tous les instants d’approcher ma maman dans sa nouvelle vie prit rapidement la poudre d’escampette. Lorsque je suis arrivée avec un bouquet de fleurs à la main, ma mère ne le remarqua même pas. Ces fleurs étaient pourtant pour elle. Sans doute que ma petite maman d’amour avait autre chose en tête. Sauf que, bah, je me sens bien bête maintenant avec ces quelques roses multicolores. « Elle ne va quand même pas croire que c’est pour David alors que nous sommes en train de divorcer !? », pestais-je à l’intérieur. Je sers l’emballage du paquet par le stress que son indifférence me provoque au point de ressentir les pointes des épines embrasser le bout de ma peau. Cette douleur me fait si peu mal en comparaison au sentiment d’inertie lié à ma venue. Je fus presque surprise au moment où elle m’adressa la parole :

  • Oh, ma fille, quel bon vent t’amène ?
  • Celui de la brise d’été. Il m’a soufflé à l’oreille que tu étais libre pour une visite.
  • Oui, libre comme l’air, je le suis. Comme quand j’étais petite fille.
  • Comment ça, maman ?
  • Tu vas me trouver bizarre. Je ne sais pas si je fais bien de te le dire.
  • Là, effectivement, je te trouve bizarre maman de vouloir me cacher des choses. Raconte-moi plutôt, tu repenses à ta jeunesse ?

L’espérance que j’aperçois grandir et faire pulser mes veines exploite l’hypothèse que ma mère n’aille pas plus loin dans cette réflexion. Je la sens déjà suffisamment à côté de la plaque ces derniers temps, inutile d’en rajouter. Pourquoi elle me parlerait de sa jeunesse, elle dont la discrétion sur son passé excède la perfection depuis toujours ? Nul doute que ça m’intéresse par contre.

  • Non, pas vraiment. Je te dis que c’est bizarre. Je me revois petite fille, quand j’ai la tête en l’air. Mais je ne me souviens pas de ce que je faisais de ce temps-là. J’ai oublié mon enfance. Et quand se stoppe le songe, le reflet de vieille femme sénile que je renvoie dans le miroir me dégoûte plus encore.
  • Ne dis pas ça, maman !
  • Je te parle de mon reflet dans la glace. Je serais folle si je n’admettais pas ça. Tu sais, je me vois tous les jours. J’assiste en première loge à ma dégradation.

Alors qu’elle se confie, je me recroqueville. Ma bouche béante reste entrouverte. Un plaisir pour les mouches qui voudraient s’y faufiler. Heureusement qu’il n’y en a pas dans cet Ehpad où tout sent le produit ménager. Sa sincérité sur son compte écorche la mienne. Je ne la savais pas si… pragmatique.

  • […] Sélina, ce n’est pas cela qui devrait t’inquiéter. Quand je rêve, la nuit, je suis une petite fille. T’affirmer que c’est bel et bien moi m’est impossible. Te concéder que je ressens ses émotions, ses doutes, ça, c’est possible.
  • Quels sont les souvenirs dont tu te remémores, lui demandais-je, toute euphorique. C’est mignon qu’une vieille femme se rappelle sa jeunesse après tout. Puis ça montre qu’elle a encore des souvenirs.
  • Eh bien, voici le plus étrange, clarifie-t-elle sans langue de bois. Mon regard intrigué appuie une invitation à m’en dire plus : La petite fille qui vit dans ma tête fait exactement ce que ferait n’importe quelle gamine de son âge. Elle gambade, elle rit, elle joue. Elle tourne dans le vent jusqu’à avoir le tournis. Elle s’exclame, elle chuchote. Elle se nourrit de son regard sur le monde et ne prête guère attention à celui porté par les autres.
  • C’est magnifique, maman. J’adorerai que tu me racontes qu’elle était ta vie à cette époque.
  • Moi aussi, Sélina. Mais, tout se mélange. Parfois je suis une petite blonde aux yeux bleus, d’autres fois une fillette brune au regard émeraude. Ce défilé de personnages aléatoires me fait égarer quelle était ma couleur de cheveux d’origine, avant qu’elle ne soit remplacée par ces cheveux blancs…

Maman touche avec vigueur sa tignasse plus banche que le Pôle Nord. Débilement, j’interprète sa caresse compulsive comme un aveu de faiblesse. Les larmes surgissent. J’aimerais leur offrir mon visage à conquérir. Sans doute que leur chaleur pourrait faire fondre la banquise, même celle gisant sur le crâne de maman. Interdiction toutefois de les laisser couler. Cette histoire m’intéresse de trop pour ramener le sujet à moi.

  • […] Je ne sais plus vraiment qui je suis. Les émotions que me font vivre ces fillettes sont si fortes. Elles m’accompagnent jusqu’à dans mon quotidien. En même temps, on fait ma toilette, on écoute mes caprices, on pourrait même me donner à manger à la cuillère si j’en avais envie… Ici ressemble à une cour de récré pour personnes âgées. Je me prends à me croire être une petite fille à cause de tout ça parfois…

Ce n’est vraiment pas ce à quoi je m’attendais de ma maman. Jamais de la vie je ne l’ai vu aussi friable. Vulnérable. Je prends une grande respiration et réponds instinctivement :

  • Je ne pense pas que ça soit un trouble de la personnalité. Tu as vécu tellement de choses ces derniers temps maman, c’est normal d’être perdue. Tu as changé de maison. Les personnes que tu fréquentes ne sont plus les mêmes.
  • Alors, tu ne crois pas que c’est ça, mon p’tit truc en plus ?

Oulàlà, ça ne va vraiment pas du tout là ma petite maman. Voici ce que je meurs d’envie de répondre à ma mère. Mon devoir en tant que fille à sa maman me pousse cependant à faire autrement. J’agis à l’instar d’une psy en continuant à l’écouter, bien qu’elle me paraisse en plein délire :

  • Comment ça, un petit truc en plus ?
  • Astrid m’a dit ça.
  • Astrid ? Lui répondis-je pleine de craintes à propos de la teneur de cette discussion.
  • La femme qui s’occupe de moi, certaines fois. Elle est très gentille. Elle m’a dit que tous les résidents étaient ici pour une bonne raison. Cette bonne raison, c’est leur petit truc en plus. Les docteurs n’ont pas encore pris le temps de s’intéresser à mon cas, mais l’avenir leur dira ce qui se trame dans ma tête.

Qui est donc cette dame payée à désespérer ma pauvre mère ? Même pas une semaine ici qu’elle trahit déjà les secrets que je m’étais obligée de garder loin de maman. Je ne voulais pas qu’on le lui apprenne. Encore moins d’une telle façon. Mentir plus longtemps ne sert à rien…

  • Peut-être qu’ils ne vont rien trouver, maman.
  • J’ai peur, Sélina, j’ai peur.

Dans un sanglot de larmes ininterrompu, nous nous sommes prises dans les bras. Et c’était largement mieux que de rire ensemble. Depuis fort longtemps, je n’ai jamais vécu pareille sensation avec ma mère. A force de vivre si proches l’une de l’autre, nous avions développé notre petit jardin secret propre à chacune. Il a été bêché à la vitesse de l’éclair.

[…]

En rentrant, je me suis promis de reprendre ma vie en main. Véritablement. Pas seulement en soignant les artifices. Il allait falloir que j’appelle David.

 

 

CHAPITRE 9

Gary, 5 juillet 2024

 

Encore un levé du lit où je dois me tirer des draps déjà à moitié exténué. Deux cafés avalés à la hâte plus tard, j’expédie mon hygiène matinale en me catapultant de la salle de bain à l’extérieur de l’appartement le plus vite possible. Pour dormir le plus longtemps possible, je me réserve seulement trente minutes afin de palier l’essentiel de mes besoins avant de travailler. Les rares fois où je ne m’éternise pas aux toilettes, je peux me peigner. Autrement tant pis. Les cheveux en bataille, de toute manière, ça fait journaliste. Moitié savant-fou, moitié dépressif.

J’asphyxie mon corps à coups de déodorant et de parfum à bas-prix dans le but de combler mon manque d’hygiène. Je la troque pour un peu de bonne humeur. Mais elle ne dure jamais longtemps, la faute à un métier qui s’emploie à congédier toute forme de bonhomie. Au bureau, Bernard, mon rédacteur en chef, a encore oublié sa joie de vivre dans sa chambre :

  • Vous n’en avez donc pas marre de venir en conférence avec des sujets si fébriles. On a des canards à vendre… Je désespère avec vous ! Tu m’étonnes que la presse écrite soit en perte de vitesse. V’là les ploucs que je me tape. Tiens Gary, tu ne nous as pas encore fait part de ce que tu nous mijotais pour aujourd’hui… La parole est à toi. Et pitié, ne me vends pas un énième de tes sujets soi-disant positifs. Il nous faut des potins, des polémiques.

Comme le reste de la rédaction, je rêve d’enlever les yeux de ce gros plein de soupe tous les matins. Au moins, ça nous fera enfin un point commun. Lui comme moi ne pourrons pas nous voir comme ça ! Cinq mois séparent la signature de mon contrat à ce 5 juillet. C’est le premier poste de ma carrière en CDD. Tout juste sorti d’école de journalisme, j’ai la pression. Ce n’est pas tous les jours qu’on est si bien loti, dans une jolie ville sans histoire, aux prémices de sa carrière. Quand je vois que mes anciens camarades de promotion se taper des bleds paumés tels que Le Creusot ou encore Bar-le-Duc pour leur premier job, je me dis que j’ai de la chance. Pour cette raison, et aussi pour rendre fière ma pauvre maman qui n’a pas grand-chose à fêter en ce moment, je baisse les yeux face à ce tyran satanique et acquiesce toutes ses remarques déplacées.

Mais il y a en moi comme un vent du Nord faisant s’embraser un grand feu ces derniers jours. Ma grand-mère me manque, et cela y est pour quelque chose. En moi grandit une nouvelle hiérarchie des priorités. Tous ces sacrifices pour un futur glorieux sonnent creux à mesure que le présent se casse la gueule. Faut que je trouve une solution. Et vite ! Ah, une idée me vient…

  • Le thermomètre va dépasser les trente degrés aujourd’hui. Si ça fait le plaisir des vacanciers, d’autres en souffrent. En premier lieu les personnes âgées. D’autant quand elles sont parquées dans des maisons de retraite comme du bétail. Je connais une retraitée qui vient d’ailleurs d’emménager dans une chambre à Pont-à-Mousson, qui plus est partagée. Elle a toute sa tête. Enfin, à peu près… On pourrait lui demander à quel point c’est difficile la canicule dans un environnement différent du sien. Ça ferait un témoignage qui a du sens, elle pourrait comparer ça à sa vie d’avant…

D’habitude, les journalistes localiers pour la rédaction de Metz sont voués à bosser pour leurs propres pages. Leur propre territoire. Or, Metz, ce n’est pas le même secteur que Pontam. Mais avec l’été et les départs en congé non bouchés, nous sommes parfois amenés à produire des articles pour d’autres éditions. Ça dépend de la pertinence du sujet…

  • C’est intéressant… Très intéressant. Nous pourrons reprendre l’article à Metz dans les pages régionales. Je crois que j’aime bien. Mais cette vieille-là, tu la connais bien ? Souvent, quand on les lâche là-dedans, c’est qu’on n’a plus rien à tirer d’eux. Moi, je veux qu’elle dise des trucs qui claquent. Pas des banalités de vieux attendant la mort.

Sous la table de conférence, je serre mes poings. Sûrement qu’une veine doit se dessiner sur mon front. Du peu d’expérience que j’ai, jamais je n’ai connu un supérieur pareil. A l’inverse, généralement, les journalistes s’entraident. S’envoient du love. Il n’y a pas de rapport de supériorité. Cette énergumène de Bernard incarne la fameuse exception à la règle. Je ne pense pas savoir me battre, face à ce genre de bonhomme tout gras. Par contre, je pourrai me découvrir un don. Habituellement, l’ambiance est bonne en rédaction. Jusqu’à présent, je n’avais pas rencontré quelqu’un pour qui manier l’actualité est une obligation éditoriale. Et d’une manière qui est bien la sienne disons-le…

  • Je la connais comme on connaît sa boulangère. Pas assez pour assurer quoi que ce soit. Suffisamment pour avoir cerné le profil.

Faut surtout pas que je lui dise que c’est ma grand-mère, sinon il n’acceptera pas. Pas vraiment en raison de l’éthique professionnelle. Ce genre de personnage la module à leur guise. Plutôt pour me faire chier comme il raffole de le faire. Et comme je ne porte pas le même nom que mémé, le tour est joué. Pour une fois, je peux remercier David de m’avoir légué Dubois comme nom de famille.

  • Bon… Tu ne t’en sors pas trop mal. C’est bon pour moi.

C’est ça, gros lard, pensais-je. Je hais tellement cet humain qu’il me rend grossophobe. Pas cool pour mon prochain, mais là, j’ai d’autres soucis à régler. Je repasserai pour devenir une bonne personne.

Sur la route de l’Ehpad, je marmonne, je chante. L’enceinte vibre avec férocité la raison de mon hochement de tête. Manquerait plus qu’un air marin et je me sentirai en vacances. Cet abruti est arrivé à me dégoûter du métier dont je rêvais minot. C’est au volant de ma voiture de fonction, une Renault Clio blanche, que je m’en rends compte. Ce sentiment-là devrait être le mien tous les jours. Pas exceptionnellement. J’observe le tableau de ma vie en me perdant dans mes pensées et le temps s’écoule à toute vitesse jusqu’à la maison de retraite.

Il est 11 h 30. Au réfectoire, tout le monde a la tête dans son assiette. Façon de parler, puisque tout le monde est fin malade ici. C’est juste qu’on mange tôt ici. Paraitrait-il, à la vision de leurs trognes d’affamés, que c’est le meilleur moment de la journée. Quelques résidents discutent entre deux bouchées, l’ambiance est à la camaraderie. Ça me fait sourire. Pas de trace de chaleur, hormis sous mes bras. Ce n’est pas encore l’heure propice aux fortes chaleurs, mais bon. Dans la globalité, les brumisateurs manuels effectuent le travail. Chacun en est équipé d’un. L’eau coule à flot. Une aide-soignante avec qui je discute à la volée m’indique que « les résidents sont plus ou moins hydratés en fonction de leur dossier médical. En cas de problèmes rénaux, l’eau est fournie qu’en petite mais suffisante quantité. » C’est ce qu’on appelle « de la surveillance hydrique. » Voilà qui nourrira mon article.

Mais mon chemin ne se stoppe pas au réfectoire du 1er étage, même si je préférerai. Au second, un département est dédié aux personnes… comme ma grand-mère. Je n’aime pas dire « pour les personnes avec des maladies mentales. » Neuroévolutives, on dit. Un joli mot pour englober un ensemble de mauvaises choses. C’est là que je me rends. Sans trop capter la raison relative à cette décision, ils ont leur propre cantine. On dirait l’Apartheid. A la différence près qu’on ne différencie pas les Noirs des Blancs, mais ceux dotés de matière grise des illuminés.

Autre ambiance de ce côté-ci. Des femmes de l’Ehpad nourrissent à la petite cuillère d’autres femmes qui pourraient être leurs mères. Je ne serai pas étonné de les entendre faire le bruit de l’avion. Des hommes, il n’y en a aucun. Ceux tributaires d’une pathologie similaire sont partis il y a des années de cela comparé à l’âge moyen des résidentes de ce secteur. C’est pourquoi je ne trouve pas ça si évident de voir d’un bon œil l’espérance de vie comme les manuels de géographie me l’ont enseigné. Clairement, on est sur une moyenne d’âge dépassant les 80 balais. Comme à l’école, un uniforme unique fait office de tenue vestimentaire de circonstances. Bavoirs, couches de protection, dentiers… La classe à Dallas quoi. Ma petite mamie d’amour ne fait pas exception à cet accoutrement généralisé. Au contraire du réfectoire au premier étage, la dizaine de seniors composant le département occupe des fauteuils roulant (la plupart ne savent plus marcher) directement équipés d’une table individuelle mobile, comme dans l’avion. Pratique, hein ? Ils sont tous très espacés les uns des autres. C’est le plus écœurant pour moi. Car j’observe, attristé, la distance séparant ma mamie de toute perspective d’échange. Littéralement, elle est dans son coin. Toutes ces données s’assemblent dans mon esprit avec célérité. Ça va tellement vite dans ma tête, tellement que mémé ne m’a toujours pas vu. Je me mets une baffe imaginaire pour revenir sur Terre. Heureusement, ça marche. Grâce à ce retour immédiat à la réalité, je m’avance tranquille jusqu’en face de mémé. Dès qu’elle m’aperçoit du coin de l’œil, son visage s’illumine. Un vrai phare dans la nuit.

  • Oh, Alexandre, s’extasie-t-elle. Automatiquement, je souris, gêné. Elle prolonge sa manifeste émotion de bonheur d’une voix éclairée : Je ne m’attendais pas à te voir. Comment va mon petit-fils chéri ?
  • Beaucoup mieux maintenant que je te vois.

Nous nous serrâmes dans les bras. Tout doucement. Pour être sûr de ne pas se pincer en s’attrapant fortement la peau, au cas où si c’est un rêve.

  • Tu as déjà terminé ton assiette ! C’était bon ?
  • Oui, très bon ! J’aurais pu t’en garder si j’avais su que tu venais…
  • Tu aurais su te retenir… ? Plaisantais-je. Vous avez mangé quoi ?
  • Euhm… Euhm. Des, des grains jaunes avec… Avec quoi déjà ?
  • C’était de la paëlla, madame Zimoch, clarifie une aide-soignante traversant la pièce sans autre mot à dire.

Je m’acharne à ne pas suggérer la moindre empathie à ses défaillances dans mes réactions. Pour rien au monde je veux lui avouer par mes émotions quelque chose du type : « Ma pauvre, ça ne va pas du tout là. » J’œuvre afin de conserver secret ce malaise.

  • Ah oui, c’est ça. La dame, c’est Astrid, me raconte-t-elle. Visiblement, mémé ne l’apprécie pas qu’un peu : Je me sens bien quand elle est près de moi. Astrid, tu devrais demander une augmentation (elle hausse la voix pour qu’elle l’entende) pour tout ce que tu fais. Elle me coiffe, m’apporte à manger, m’écoute. C’est à la fois ma coiffeuse, ma livreuse et ma psy.

Je ne quitte pas mémé du regard, déboussolé par tout le bon qu’elle trouve à cet endroit. Puis, elle me confie son impression de redevenir une petite fille. Je tombe des nues. J’en sais beaucoup sur son passé d’immigrée polonaise. Elle me l’a racontée maintes fois, à l’époque où ça ne déraillait pas… Son enfance en Pologne, à Wroclaw. L’invasion allemande. La peur. La fuite. L’arrivée en France. L’arrivée de la précarité, aussi. L’espérance d’un monde meilleur. Plus juste. Surtout plus en paix. Le travail à la ferme, quelque part au beau milieu Meuse. La volonté de s’affranchir de l’exploitation agricole de mes parents. Puis l’installation à Pont-à-Mousson. Sans diplôme, ni perspective. Voilà bien assez d’éléments pour assurer haut et fort qu’elle n’a jamais eu le temps d’être une petite fille. On l’a considéré comme une adulte bien trop tôt pour ça. L’entendre me partager « son retour à l’enfance », m’attendrit pour cette raison. Il n’est jamais trop tard pour devenir un gosse :

  • Et sinon, ça va ? Pas trop chaud ?
  • Non, plutôt tiède je dirais. Il fait toujours bon ici. Même bon vivre. Mais on nous protège de trop. Pas le droit d’ouvrir la fenêtre l’après-midi, pas le droit de se promener dans le jardin seul, pas le droit de grand-chose en fait. Vaut mieux ça que l’inverse, nan ?

Et ce fut à peu près tout ce que j’ai récolté comme informations concernant l’impératif article de la vie en Ehpad sous canicule. Nous avons trainé ensemble jusqu’aux environs de 16 h à bavarder, jouer aux cartes, respirer le même air. J’en profite parce que ce n’est pas de sitôt que je pourrai revenir. Et ma grand-mère, en raison de son grand âge, ne sait pas se servir d’un téléphone portable. Les interactions réelles priment comme ça, c’est tout aussi bien.

Je m’en suis allé car mémé commençait à s’endormir sur place, n’empêche qu’elle a tenu ! Le truc qu’elle traîne l’empêche de marcher plus de dix mètres sans trembler, donc s’activer toute l’après-midi, c’est un vrai défi pour elle ! Tant pis pour l’article. A défaut de remplir une page blanche, j’ai rempli mon cœur, qui lui aussi faisait face au syndrome de la feuille blanche. J’ai soigné l’essentiel.

 

CHAPITRE 10

Bendedykte, 5 juillet 2024

 

Je me suis vue céder sous le poids de mes émotions à force de fatiguer. J’ai préféré sombrer dans le sommeil que de me montrer honnête. Je fus réveillée par la porte qui claque derrière lui.

Il n’a pas remarqué le pansement sur mon bras indiquant que j’ai été piquée. L’impression désagréable de l’aiguille qui transperce ma peau demeure. Mais ce n’est plus à cause de la douleur provoquée par la perforation. La paume de mes mains suinte. Mon cœur se contracte sur soi comme un lapin pris au piège par les phares d’une voiture. Moi aussi, je me prépare au choc. J’ai peur d’oublier ce que ça fait, d’avoir peur. Peur d’être oublié, aussi. Comme un animal mort sur le bord de la route.

J’ai toujours pensé qu’il y avait une justice céleste. Que le Bon Dieu serait mal aisé de ne pas réaliser une seule de nos prières si on lui reste fidèle toute la vie. Surtout après l’avoir aimé comme je l’ai aimé. La foi, c’est comme les tâches de naissance dans ma famille, ça se transmet de génération en génération. Mais je crains qu’il n’y ait pas que ça. Le docteur qui a prélevé mon sang ce matin m’a expliqué « vouloir analyser mon ADN. » Je ne suis pas sûre d’avoir tout compris. Encore moins de tout retenir. Alors, j’ai écrit des notes dans un petit carnet. La petite fille en moi le considère tel un journal intime ou un cahier de cours, à l’époque où maman et papa n’avait pas encore besoin de moi à la ferme. C’est écrit :

«  Aujourd’hui, le docteur m’a fait un test génétique, avec sa jolie blouse de docteur. Il veut voir si tout est normal dans mon ADN. Moi, pas normale ? La Bendedykte, elle a toujours eu un petit truc en plus. On va voir si quelque chose déconne, ou si c’est que dans ma tête. »

J’ai écrit comme je parle aux gens qui viennent dans ma chambre. Quand je m’exprime dans ma tête, comme maintenant, les mots s’imbriquent bien. Mais expliquer ce que je pense, faire part de mes émotions, ça devient de plus en plus compliqué. Je remarque que je suis obligée de parler comme la petite fille qui revient dans mes rêves. Elle prend le pouvoir.

 

[…]

 

6 juillet 2024

 

Sélina est venue rendre visite à sa maman. Qu’elle est gentille, ma jolie fille. Heureusement qu’elle m’a reparlé du test et de son importance, j’avais déjà oublié. Quelle tête de linotte ! Je me demande souvent : « Mais qu’est-ce qui cloche chez moi ? » en ce moment. Ça, je le sais, parce que j’écris souvent cette phrase dans mon carnet. Elle est manuscrite en grosses lettres capitales avec des têtes de bonhommes qui grimacent dans les lettres « O ». La petite fille est contente quand elle voit ça. Elle rit, elle rit, elle rit sans trop savoir pourquoi pendant que Sélina lui dit :

  • Mais non, maman, tu n’as rien compris… Ce n’est pas grave. Jouons aux cartes, je t’explique en même temps.

Sauf que deux problèmes se posent. Les règles du Uno ne sont pas simples à mémoriser ! Sélina dit pourtant que c’est mon jeu préféré depuis toujours. Etrange… Peu m’importe. Je me console en me disant que ça fait longtemps que je n’obéis plus à aucune règle, moi la grand-mère qui n’a même plus ses menstruations.

  • Oh non, maman. Tu as mis un six de couleur rouge par-dessus un neuf de la couleur bleue. Tu as le droit de faire ça seulement si c’est le même chiffre. Bon, on recommence.

« Six, neuf… C’est pareil, nan ? Faut pas en faire tout un fromage », ai-je envie de lui dire en boudant. Mais aujourd’hui, je ne veux pas que la petite fille décide pour moi.

Je ne suis pas bonne en mathématiques, j’ai du mal à calculer. A l’école, quand on se trompait dans un calcul, on prenait un coup de règle sur les mains par le maître. Raison de plus pour ne pas les aimer, les règles. Alors, différencier des chiffres si proches l’un de l’autre, ce n’est pas ma veine ! Ce qui compte le plus, c’est le moment partagé à la fin après tout… Bon, je me concentre, Sélina a des choses à dire :

  • Effectivement, les choses que tu as écrites sur ton carnet sont vraies. Le docteur t’a fait ce que l’on appelle un « test génétique. » Il faut ajouter à cela qu’il a demandé en amont ton carnet de famille et qu’il a effectué des recherches concernant ton papa, ta maman, et leurs papas, leurs mamans… Dans l’objectif de remettre la main sur leurs anciens dossiers de patient. Il faut dire que ce travail ressemble à celui d’un archéologue. Car, avant, les dossiers n’étaient pas numérisés. C’était papier. Mais ce docteur Bronchamp est très dévoué. Il étudie tout au peigne fin. Il est persuadé que ce qui t’arrive pourrait à voir avec ton passé, maman…

Pourquoi ai-je l’impression que Sélina me parle comme si j’étais une enfant ? Elle veut causer avec la Bendedykte ou avec la petite fille ? Il ne faut pas trop la chercher, car elle se manifeste vite. Les infermières disent qu’elles vont me donner des médicaments pour calmer ses apparitions. Mais quand je vois ce que font les médicaments à Guiguitte, je me dis que je m’en passerai bien. La vie a un goût terne pour elle. Au moins, la petite fille, elle, voit des arcs-en-ciel depuis les fenêtres de ma chambre. Même quand le ciel est gris. Suffit de rêver un peu…

  • […] Et figure-toi que ça avance bien de son côté. Il faut dire qu’il a demandé tout ça dès ton arrivée dans ta nouvelle maison. Tu te souviens de comment est morte ta grand-mère ?

Bizarre d’entendre ce mot « grand-mère », s’il ne me qualifie pas. Bizarre aussi de se dire qu’une grand-mère avait une grand-mère quand on mélange tout comme moi. La petite fille veut prendre le dessus pour apporter de la gaieté. Seulement, elle n’y arrive pas à cause de ces vilains médicaments. La grand-mère bougonne parle à sa place :

  • Oui, oui… Elle était toute mollassonne. Maman disait qu’elle était folle. Mais moi, je la trouvais surtout vide.

Je remarque bien que ça lui en fait un sacré, de choc. Si entendre cela n’était pas ce qu’elle voulait, pourquoi elle me le demande alors ? Au lieu de continuer davantage cet interrogatoire, elle s’approche de moi et m’embrasse tendrement. Plusieurs fois. Mon front porte son rouge à lèvres. Nous nous serrâmes dans les bras quelques secondes et voilà ce qu’elle dit pour terminer la conversation.

  • Sûrement que le docteur a raison, maman. Il se peut fortement que ce qui cloche se trouve dans ton ADN. Ça montrerait que tu n’as pas à t’inquiéter si tu oublies des choses, ou si tu as la tête ailleurs. La Bendedykte ne perd pas la tête, comme tu aimes pourtant le dire, aha. Il y aurait une explication à ce qui t’arrives… (J’observe à ce moment-là son regard plonger vers le sol avec gravité. Il veut me protéger de quelque chose, mais ses larmes le trahissent). Une solution, peut-être, aussi. On en saura plus dans 3-4 semaines, quand le docteur aura fini d’étudier ton code génétique.

 

[…]

 

7 juillet 2024

 

Stupéfaite, j’ai lu ce matin dans mon carnet : « La Bendedykte ne perd pas la tête. Euréka ! Mais qu’est-ce qui cloche chez elle alors ? La petite fille en elle existe ? Ou sa tête lui joue des tours ? » Je ne différencie plus vraiment ce qui me fait dire que je ne perds plus la tête de ce qui me fait dire que je la perds. En attendant, c’est Joseph, avec sa cigarette, qui me la fait tourner.

Aujourd’hui, je n’ai pas pris mes médicaments. Je les prends à midi. Je me sens plus lucide, plus bavarde. La petite fille toque à ma porte.

La matinée est chaude. Le Soleil brillant. Il donne envie de sortir dehors bien que je ne sois pas autorisée à le faire « sans accompagnateur. » J’aimerais que les messieurs dames en blouses blanches appellent autrement ma petite Sélina. Lorsque je le leur demande en la présence de Sélina, ma fille met gentiment un doigt sur ma bouche et marque ma joue d’un baiser qui prétexte quelque chose comme « ce n’est pas grave, ma maman d’amour. » Et qui suis-je pour contredire ma fille qui fait tant pour moi ? Personne, donc je m’exécute.

A défaut de mieux, je n’ai pas de meilleure idée que d’aller à la rencontre de ce beau jeune vieux. Ça paraît grotesque, de se souvenir de pratiquement plus rien, hormis de lui. D’ailleurs, pourquoi lui aurait-il le privilège d’aller devant ma maison tout seul et pas moi ? C’est injuste. Moi et mes copines du 1ère étage, on est tout le temps dedans. A l’écart des autres du rez-de-chaussée. Ce n’est pas parce qu’on a de drôles de tête et qu’on n’est pas très causantes qu’on doit toujours suggérer la surveillance. C’est décidé, je n’en fais qu’à ma tête, et cours à sa rencontre.

Enfin, courir. Façon de parler. En ce moment, j’ai mal aux jambes. Elles sont de plus en plus fragiles. Pour me soulager, c’est régulièrement que je pique un fauteuil-roulant laissé libre dans le couloir. La petite fille en moi le voit comme sa poussette pour enfants. Après avoir pris courageusement l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée, je me rends à la porte d’entrée. Le personnel que je croise ne porte pas attention à moi. Comme d’habitude, quoi. Il y a un code à quatre chiffres pour ouvrir la porte. Bien sûr, soit je ne le connais pas, soit je ne l’ai pas retenu. Une dame qui est venue voir sa maman le tape à ma place. Hurrah ! Mission réussie. Plus qu’à faire le plus dur : engager la conversation avec Joseph.

Il est assis sur un banc sans histoire. Je m’approche dans l’objectif d’en créer une avec lui. Son déambulateur à côté de lui nous fait déjà un point commun : lui comme moi ne savons plus très bien marcher. Peut-être devrais-je commencer par-là ? Je ne sais pas, ça fait tellement de temps que je n’ai pas parlé avec un garçon. Je suis gênée, et ça doit se voir, puisqu’il pose des yeux énigmatiques sur moi. Ils me sondent si bien que j’ai l’impression d’être mise à nue par ce regard déstabilisant. Il voit par-delà les vêtements, examine à brut le corps comme des lunettes à rayons X. Je pense à prendre la poudre d’escampette, mais en fauteuil c’est râpé d’avance. Fort heureusement, la justice divine semble enfin se profiler en faisant en sorte que ce soit Joseph qui initie l’interaction.

  • Vous voulez une cigarette, madame ?

Je me vois mal de refuser, alors je dis oui avec un haussement de mon visage. Mon visage devient rouge. Je le sais car j’ai chaud les pommettes. Aimablement, il me l’allume avec l’un de ses nombreux briquets s’entrechoquant bruyamment dans sa poche de veste. Muette, le temps file moins vite que d’ordinaire. Rien ne se passe, et ça fait déjà tout. Je prends mon courage à deux mains, et je le relance.

  • Vous savez que je n’ai pas fumé depuis des années ?
  • Je ne veux pas être la cause de votre malheur, madame, répond-il au tac au tac. Ça me charme.
  • Que faites-vous ici, demandais-je.
  • Là, je fume, et vous ?

Je rigole débilement. Il a de l’humour. Au contraire de ce qu’il raconte, ça fait mon bonheur, cette cigarette partagée avec lui. Je lui réponds :

  • C’est parce que je suis une petite fille.

Il rigole à son tour. Malheureusement, moi, je suis sérieuse dans ma réponse. Je poursuis :

  • Ma tête me joue des tours. Parfois, j’oublie mon prénom. Souvent, j’oublie le reste. Laissez-donc moi vous dire que je m’appelle Bendedykte tant que je le peux.

Il sourit, contrarié. Ses yeux se gonflent. Je sens que ma petite présentation ne l’a pas laissé indifférent.

  • Je vous ai déjà vu me regarder, depuis la fenêtre à votre étage. Tout de suite, je vous ai remarqué. Je retiendrai pour vous votre prénom, Bendedykte. C’est un joli prénom. Moi, c’est Joseph. (Il me serre la main puis dépose un baiser dessus). J’ai toute ma tête, mais mon corps me lâche. Je peine à me lever, à marcher plus de dix mètres. Dans la fable de la Fontaine, ni le lièvre, ni la tortue arriveraient avant moi. Je fume trente cigarettes par jour. Et si je suis en forme, c’est plus quarante. J’ai des tâches jaunes étranges sur le corps, des petites bosses aussi. Les aides-soignantes ne savent pas me dire ce que c’est, mais moi je sais qu’il s’agit d’un cancer généralisé. Croyez-moi, madame, parfois, c’est mieux de perdre sa tête.

Péniblement, je sortis de mon fauteuil roulant pour m’assoir à proximité de cet homme sans demi-mesure. Si ça faisait des années que je n’avais pas fumé une cigarette, je ne saurai dire à combien de temps remonte la dernière fois que j’ai pleuré. Une veuve, c’est une boule d’émotions avec un cadenas dessus. Mais il faut dire que sa présentation m’a humidifié le coin des yeux. J’ai de l’empathie pour ce Monsieur que la loi des hasards n’a pas épargné. C’est avec vigueur que je lui pris la main, sans quoi j’aurais fondu en larmes. Au même moment, Astrid sortît, le visage en forme de grimace :

  • Madame Zimoch, où diable étiez-vous ? Ça ne se fait pas, de partir sans prévenir. Nous nous sommes inquiétés ! Allez, on remonte ? Merci, Monsieur Véran, vous vous êtes occupé d’elle. Elle n’a plus toute sa tête !

 

 

CHAPITRE 11

Gary, 14 juillet 2024

 

Je n’en peux plus… A chaque fois que le réveil sonne, c’est la même chose. Je sens une énergie noire prendre possession de mes organes en les resserrant sans jamais s’interrompre. Tout veut foutre le camp. Moi y compris. Mais je n’ai nulle part où aller.

En parallèle, mon corps me mène la vie dure. Il est le réceptacle des peines, des désillusions, des anxiétés, que j’endure à l’intérieur. J’en souffre dès le réveil. Une fois levé péniblement de mon lit, c’est aux toilettes que je passe l’essentiel de mon temps avant de me rendre au travail. Trop occupé à produire des selles, encore et encore, parce que mon corps cherche à tout prix à expulser le mal qui l’habite actuellement. J’ai l’impression de vivre une gueule de bois qui ne s’arrête jamais. Je suis obligé de m’y rendre deux fois, parfois trois. Il m’arrive de plus en plus régulièrement d’en pleurer tellement je me dégoûte. Ça me brûle à l’intérieur et m’humidifie à l’extérieur. Triste paradoxe… Aussi triste qu’est ma vie depuis bientôt dix jours. Tantôt désabusé, tantôt écœuré, je verrouille la porte du WC bien que je sois seul dans ma merde. Juste histoire de me retrancher plus encore dans ma dépression.

Le soir, rebelotte. Mon subconscient fait alliance avec mes démons et ensemble dansent entre les flammes de mon esprit. Les rares heures que je parviens à passer les yeux clos, ce sont des cauchemars récurrents qui chahutent mes nuits. Je sursaute, le souffle court, quand le mauvais songe me tire brutalement de mon sommeil. Parce que j’ai appris plus tôt dans ma vie qu’elles étaient le symbole de la joie de vivre, je rêve sans cesse de perdre mes dents. Si ce n’est pas symptomatique d’angoisses profondes ça, eh bien moi, je ne sais pas ce que c’est ?

Elles portent toutes le même nom : Bernard. A compter de l’instant où je me suis pointé bredouille de mon reportage à l’Ehpad, j’aurais dû me douter que ce tyrannique personnage allait s’en prendre à ma santé mentale. A cause de moi, la rédaction de Pont-à-Mousson n’a rien eu à se mettre sous la dent. Il a fallu composer avec des papiers bouche-trous, ce qui a rendu l’édition locale sacrément piteuse, et c’est sur Bernard que cette mauvaise nouvelle est retombée. En conséquence, j’en ai pris pour mon grade.

  • Comment ta bonne à rien de mère a pu accoucher une merde pareille ? Elle en a dû chier des morceaux en te mettant au monde. C’est sûr que la sage-femme t’a confondu avec une de ces bouses. Je pense même qu’elle a dû croire que vous étiez jumeaux ! Je n’en crois pas mes yeux, qu’une petite merde pareille puisse être journaliste dans ma rédaction !

Plus d’une semaine après, je suis capable de réciter au mot près les attaques basses de ce fils du diable. J’escomptais que ça s’arrête-là, mais voilà maintenant neuf jours que je suis relégué au rang de machine de production écervelée. En résultante, mes comportements eux-mêmes répondent à une mécanique presque robotique tant le bruit de Dieu s’en est allé de la brise du vent frémissant dans mes tympans. Semaine dernière, j’ai travaillé six jours sur sept, car c’est le maximum que la loi permet. Nul doute que j’aurais eu le droit à un 100 % de temps de présence si une supercherie dans le code du travail l’autorisait. J’ai naturellement été logé à la même enseigne cette semaine-ci, et rien ne présage de l’inverse les jours prochains.

Il n’y a pas que moi qui me déshumanise. Cela doit faire trop longtemps qu’ils ont abandonné leur conscience sur le paillasson de leur porte pour qu’ils puissent le remarquer à présent, mais mes collègues incarnent cette prouesse de s’oublier. Ils me soutiennent trop timidement à coup de « tiens le coup », ou d’expressions du type « c’est en forgeant qu’on devient forgeron », pour que je tire quelque chose de leur conseil.

La plupart n’ont pas plus de 25 ans, comme moi, et n’ont aucun pouvoir d’action. Bernard fout tellement les jetons à l’ensemble de l’équipe rédactrice que ce sont nous, les jeunes pousses, les grands perdants de sa main de fer. Les journalistes plus chevronnés travaillent sans exception pour d’autres rédactions : Saint-Avold, Sarrebourg, Sarreguemines… Pas parce que l’herbe y est plus verte, mais parce que l’ambiance au travail y est plus apaisante qu’à Metz.

En ce 14 juillet cohabite une ambiance de fête nationale avec un sentiment d’excitation préalable à tout grand événement dès le petit matin. Cela s’observe sur le visage des gens que je croise dans la rue en allant au travail. Leurs yeux sont gros comme ceux des hiboux, une attente stimulante se dégage de leurs façons. Leurs gestes vifs et élancés marquent une frontière infranchissable avec mon découragement. Une journée de plus à avoir la gerbe sur le chemin du travail dans ce monde où il est de coutume de se ravir de son aliénation. Passant le seuil de la rédaction, je me dis que ça ne peut plus durer. A cette vitesse d’épuisement, je vais crever sans même intégrer le Club des 27. Le feu d’artifices du 14 juillet explose en avance dans ma tête au moment où je prends cette grande décision :

  • Comment fait-on pour démissionner, formule en question l’être chétif que je suis à la secrétaire de rédaction.

Sans plus prendre considération de mon cas, elle m’oriente vers « la direction générale dont elle seule est compétente dans ces circonstances. » Tremblotant, je m’empresse ainsi de toquer à la porte de Bernard, de manière à terminer au plus vite ce cirque, sachant cependant très bien que je me jetais dans la gueule du loup.

  • Bonjour Bernard. Ecoute, Bernard. Après de mûres réflexions, je viens dans ton bureau pour te demander de bien vouloir accepter ma démission. Je ne peux plus continuer dans ces conditions…

L’autre empoté rit de satisfaction. Plus maladroit, c’est pas possible. Sommairement, il m’explique ce que je dois faire pour lui dire tchao bonsoir. Dès à présent, ça fait tilt dans mon cerveau. Ce dégénéré exclame son bonheur à l’idée d’avoir réussi son coup en me dégoûtant de son emprise tentaculaire. Clou du spectacle : il conclut notre petite discussion par ces mots acérés, telle une lame de rasoir que j’aimerais placer sous son cou :

  • Tu dois faire la honte de ta pauvre mère, mon garçon. Ils auraient dû garder la bouse, à la maternité, à la place de toi.

Dans mon esprit, ça ne fait qu’un tour. Au diable les apparences que je voulais préservées, même auprès de cet odieux personnage. Sait-on jamais, si ma route venait à croiser de nouveau celle de ce média ? Je retrouve enfin ma fibre humaine et envoie tout valser sur son bureau d’un grand geste de mon bras. Clavier, souris, écran d’ordinateur ; la totalité de son matériel informatique s’écrase sur le sol. Lui aussi, manifestement, s’écrase. Fais-moi le fier spontanément, Bernard. Je me lève de sa minable chaise couleur bleue comme la peur que je ne ressens plus dans mes veines. Je la saisis. Puissamment. Je menace de la lui fracasser. Heureusement c’est sur le sol que je choisis de l’envoyer valser. Puis, je lui lance un regard noir tandis que ses mains protègent son visage :

  • Insulte une fois de plus ma maman et je te renvoie voir la tienne dans les abysses de l’enfer. Tu m’entends ? 25 ans sur cette Terre que je dédie à ma mère afin, qu’un jour, enfin elle soit fière de son fils. Qu’elle ait autre chose en tête que ce combat incessant de maintenir ma grand-mère en vie. Je vais te donner raison de me manquer autant de respect !

Mon bras droit que j’arme loin en arrière brûle de faire refléter mon regard noir sur le sien, faisant de ses globes oculaires des yeux au beurre noir. Heureusement que ma mère m’a bien éduqué. Je me stoppe avant d’avoir porté atteinte à Bernard. « Interdiction de faire de sa force la faiblesse de l’autre », c’est comme ça qu’on m’a appris à vivre. J’inspire tout l’air de la pièce dans mes poumons et décrète :

  • Je te souhaite une très bonne continuation. La meilleure manière de ne pas te respecter est de résister aux vices auxquels, toi, tu as succombé.

J’allais presque le remercier de m’avoir rendu mon humanité.

 

16 juillet 2024

 

Ça n’a pas traîné. Deux jours après avoir quitté le Républicain Lorrain, je suis l’heureux propriétaire d’un nouveau contrat de travail. Ce fut si rapide que la phrase de Macron m’est revenue à l’esprit : « Je traverse la rue et je vous en trouve, du travail », avait-il dit à une bonne femme une fois. Comme si j’allais lui donner raison, à ce pourvoyeur d’hypocrisie. Il n’empêche que ma propension à devenir zippeur ne s’est pas effritée à une quelconque crainte que ça n’aboutisse pas. Me voilà désormais destiné à ramasser les ordures au quotidien, après avoir cohabité avec l’une d’entre elles des mois durant. Je ne m’inquiète pas, parce que j’ai un plan. C’est temporaire.

Voilà, en quelques lignes, à quoi il tient : je veux rendre hommage à ma grand-mère en immortalisant son histoire. Une vieille dame qui perd la boule et qui, pourtant, continue à croire en la vie. En ses bienfaits. C’est pas tous les jours. D’autant que la tournure des événements ne lui rend pas justice. J’ai pour projet d’écrire ses mémoires. Garder une trace de son existence avant qu’elle ne la rende dépourvue de souvenirs, c’est ce à quoi j’aspire. Je ne sais pas si ça aura une quelconque valeur pour le monde, ça sera sûrement une banale histoire de fin de vie, seulement, pour elle, je suis persuadé que ça n’a pas de prix. Alors, je me fiche bien de l’avis des autres.

 

 

 

 

CHAPITRE 12

Bendedykte, 20 juillet 2024

 

Mes mains, toujours, elles tremblent. Quand j’ai quelque chose de précieux dans la paume, c’est pire. Exemple avec les médicaments. Tous les midis, c’est pareil : mon bras refuse de balancer les cachetons dans ma bouche. L’infirmière Astrale, Astril, heureusement, elle, elle est là pour m’aider à les prendre. C’est qu’une fois dans mon estomac que je déconnecte. Du mal à me contrôler bien souvent à cause de ça. Du mal à exprimer ce que je veux dire aussi. Et dans ma tête, ça fait des nœuds. Tellement que dans ma bouche, trop de fois, la salive s’accumule. Ça me fait baver, légèrement. On dirait pas un chien enragé, mais un handicapé. Je m’en rends compte que je bave, seulement voilà, c’est comme si je n’arrivais pas à m’arrêter de le faire.

Alors, bon, devant la psy, j’ai la goutte qui pendouille en-dessous de mes lèvres. Voilà que je me sens bien bête. La psy, j’aime pas ce qu’elle me dit. Pas commode et grosse comme une armoire elle est :

  • Madame Zimoch, je comprends que ça soit difficile pour vous de l’acquiescer. Si les résultats au test prédictif attestent d’une déformation du chromosome 4, c’est que le test a automatiquement raison. Il est fiable à 100 %.

« Bien sûr qu’un test, c’est fiable. Sinon on le ferait pas », que j’ai envie de lui répondre à celle-là. D’habitude, elle m’aurait énervé. J’aurais contesté. Dit quelque chose. C’était sans compter sur ces vilains cachetons qui rendent mon cerveau ramolli comme une guimauve. A la place de ça, je la regarde pas autrement que quand je regarde ma glace le matin lorsque l’on me nettoie. Sans ambition, sans vie. Ce n’est pas le cas de ma fille, qui proteste :

  • Alors, vous êtes en train de m’expliquer que c’est sans espoir ? Si maman a, comment vous appelez ça, une déformation…
  • Une mutation génétique plus exactement, répond la psy. Elle aussi paraît avoir le regard vide. A la différence près qu’il semble délibéré.
  • Oui, appelez ça comme vous voulez. Si ma mère répond favorablement à votre test, alors quoi ? Elle est vouée à subir cette maladie jusqu’au bout ? C’est ce que vous me dîtes, madame ?

La petite fille à l’intérieur de moi a peur lorsque Sélina emploie ses mots. « Maladie. » « Jusqu’au bout. » Je ne veux pas mourir, moi. Me blottir contre elle, c’est ce que voudrait faire la petite fille. Malgré moi, je peine à me lever de ma chaise roulante. Pas le choix de rester dedans. Ce truc à roulettes représente une frontière infranchissable entre ma Sélina et moi. Et ce n’est pas le seul truc qui me provoque cet effet, maintenant que je comprends ce qui me pend au nez. Je sais plus quoi faire, donc je pleurniche en silence pendant qu’elles discutent.

  • Pas du tout, madame Dubois.
  • S’il vous plaît, appelez-moi madame Zimoch, je suis en train de me séparer de mon homme.

« Ah bon ? Ma petite Sélina, elle ne veut plus de l’amour ? » Ça ravive mes larmes, cette histoire. Je ne savais pas. Mais je n’en suis plus sûre. Sa manière froide de le rapporter à la psy fait croire que je savais déjà. Tout, tout, tout dans ma tête se mélange.

  • Je m’excuse, madame Zimoch. Je m’excuse de devoir vous apprendre tout cela alors que vous êtes en train de divorcer. Actuellement, le docteur est en train d’analyser le code génétique de votre maman. Il ne faut pas se montrer trop alarmiste pour l’heure. Je suis ici présente devant vous aujourd’hui pour vous préparer à toutes les hypothèses possibles et à vous les détailler une par une si vous le voulez bien.
  • Oui, je vous écoute, madame.
  • Vous pouvez m’appeler Audrey.
  • D’accord, Audrey. Je vous écoute.

Snif, snif. Mes yeux enfin se sèchent. Me voilà contente de voir que ma petite Sélina peut bien s’entendre avec cette Audrey. Même si des mauvaises nouvelles, elle en ramène beaucoup beaucoup. La psy parle. Bla, bla, bla. Ma fille, elle, enroule délicatement son bras entre mes épaules et ma nuque. C’est pas grand-chose. Juste assez pour me faire du bien durant ce dur moment à vivre.

  • Il y a une probabilité élevée que votre mère ait développé la maladie d’Huntington. Au vu de son dossier médical, de son comportement, et de ses nombreuses chutes ces derniers mois, le docteur estime que c’est aujourd’hui l’option la plus probable. Cette maladie neuroévolutive affecte le système nerveux en détruisant au fur et à mesure de son avancée les neurones de la personne concernée. Elle impacte peu à peu les fonctions motrices, cognitives et comportementales du malade. Le docteur vous décrira mieux que moi la dégradation progressive dont se rend responsable la maladie. Moi, je suis là pour vous évoquer son aspect psychologique. […]

Le silence fraye son bout de chemin. Pas un mot de ma fille depuis quelques secondes, aïe. Audrey est toute seule dans la discussion. Parce que mon esprit divague lui.

  • Il ne faut pas vous en vouloir de n’avoir rien remarqué plus tôt. Généralement, la maladie se déclare en toute discrétion et progresse sans se faire remarquer pendant des années. La plupart des malades meurent dans l’ignorance de la maladie aujourd’hui encore. Par exemple, la perte d’autonomie que vit actuellement votre maman n’intervient en moyenne qu’après des années de progression dans l’ombre. Et je me répète : nous ne sommes pas encore sûrs que ça soit ça… […]

Sélina, d’un coup, saisit mes mains. Puissamment qu’elles les serrent. Ça me fait mal, j’aimerais gémir. Ouf, je ne le fais pas. Ma petite fille d’amour est déjà si triste. Dans ses yeux, plein de larmes. « Pourquoi tu pleures ? Pourquoi tu pleures !? », que je veux lui demander. Mais mes mots, dans ma bouche, restent suspendus au bord des lèvres. Quelques instants s’écoulent, puis, d’un coup, ses mains se desserrent. J’en profite pour la consoler en ressuyant ses larmes. Avec difficulté, j’y arrive. Parce qu’encore une fois, elles tremblent, mes mains. Sous cacheton, me mouvoir est plus simple que de m’émouvoir. Elle en dit des bêtises, cette Audrey.

  • J’ai une question à vous poser, madame Zimoch, si vous me le permettez : à votre connaissance, Bendedykte a-t-elle connu des proches qui, à la fin de leur vie, ont peu à peu perdu l’esprit ?
  • Je… Je ne sais pas… Il y a bien eu Jean-Luc, dont ses enfants se plaignaient de son comportement. Mais vous savez, Bendedykte est la plus jeune d’une fraterie de huit garçons. La plupart sont morts. Les autres n’entretiennent plus aucun lien avec ma maman. Cela doit faire des années que je n’ai pas vu l’un de ses frères.

Huit frères, ah bon !? Moi, j’ai tout ça ? C’était un sacré mon papa, dis donc. Je me gratte la tête à la recherche de mes frères disparus. Me souvient pas de tous, mais Jean-Luc, oui, la Bendedykte se souvient du Jean-Luc :

  • Jean-Luc, oui, Jean-Luc. Barge qu’il était. Une vraie tête de linotte. Sans sa bonne femme, il oubliait de s’habiller. Même qu’elle lui donnait à manger à la petite cuillère à la fin. Ah, mon Jean-Luc…

Avalanche de câlins de Sélina, de nouveau en larmes.

  • Cela devrait confirmer suffisamment de vos craintes, Audrey. Quelque chose doit clocher dans notre famille depuis des générations, et vous êtes en passe de mettre un nom dessus. Je… Ne sais pas quoi vous dire. Mon monde s’effondre. Je pense qu’il est logique de penser cela : mais pour l’instant, je n’ai ni envie de vous croire, ni le désir d’en entendre davantage. Comme à chaque fois où je fais face à un deuil, je refuse formellement d’y croire. Puis la vérité, tôt ou tard, nous rappelle à la réalité. Je ne sais pas non plus pourquoi je vous parle de ça. Je suis… Perdue. Des solutions doivent bien exister !? Comment peut-on faire pour sauver ma maman ?
  • Madame Zimoch, il me semble que le terme « sauver », n’est pas approprié. Cela voudrait dire que votre mère est d’avance perdue. Ce qui n’est pas du tout le cas. Je dirai plutôt que vous avez désormais à vous mesurer à de nouvelles évidences. Je comprends que de parler de l’existence de cette maladie peut vous susciter beaucoup d’émotions. Ce que je vais vous expliquer ne doit pas être perçu comme une source de désespoir, mais comme un moyen de pouvoir faire face du mieux possible à cette maladie. Actuellement, il n’existe pas de traitement qui puisse guérir cette maladie pour le moment, et je ne peux qu’imaginer à quel point c’est une réalité difficile à accepter pour vous.
  • Vous ne pouvez pas dire ça !? C’est horrible… ! Que va-t-elle devenir ?
  • Nous sommes là pour l’accompagner, et pour vous accompagner, vous aussi, en tant qu’aidant d’un proche malade. Il faut savoir que des médicaments peuvent alléger les symptômes, tel que le traitement actuellement suivi par votre maman. Ces médicaments peuvent aider à rendre certains mouvements plus gérables et à stabiliser l’humeur. Je sais que cela peut sembler peu réconfortant, mais ces solutions peuvent faire une différence dans le quotidien. Regardez, comment votre maman se montre calme malgré ce qu’elle doit surmonter.
  • Vraiment, vous trouvez, dit ma fille mouchoir sur le nez et les yeux. Je prie le Bon Dieu pour que plus jamais, elle ne pleure à cause de moi.
  • Et n’oublions pas l’importance du soutien émotionnel. Différentes thérapies peuvent être bénéfiques. En premier vous, par votre présence. Ensemble, vous pouvez trouver des clés pour mieux surmonter la situation à long terme.
  • D’accord, Audrey. De toute façon, j’ai toujours été très proche de ma mère. Il n’y a rien au monde qui pourrait changer cela. Même une maladie.
  • Je dois aussi vous dire une dernière chose…

[…]

  • Faites-le, Audrey. Je ne vois pas ce qui pourrait être pire maintenant.
  • La maladie de Huntington est en effet héréditaire, ce qui signifie qu’elle est transmise d’une génération à l’autre par le biais des gènes. Si un parent est porteur du gène défectueux, il y a une chance de 50 % que chacun de ses enfants hérite également de ce gène…

Ma petite Sélina manque de s’évanouir. Maintenant ce ne sont plus ses larmes mais des gouttes de transpiration qui, sur son visage, apparaissent. Moi aussi, cette fois, ça me fait pleurer. Bien dix minutes se passent avant que, complètement, elle retrouve sa tête. Moi, j’ai réussi tant bien que mal à me mettre assise à côté de mon petit ange. J’ai eu très peur.

  • Désolé… J’ai cru un instant que c’était un cauchemar. J’ai cru qu’en me pinçant très fort ou en me laissant partir dans ce malaise, j’allais me réveiller loin de tout ça. Trouver une porte de sortie à ce cul-de-sac. Seulement, être toujours ici après ce moment de faiblesse me prouve qu’il n’y a rien d’autre à faire que de se confronter à la réalité. Je ne pense pas que j’y gagnerai à vous demander de terminer vos explications une autre fois. Bien que mon malaise puisse faire penser le contraire, je me sens prête à tout entendre. Pour ma mère, je suis prête à tout.
  • Je pense aussi qu’il vaut mieux que vous ayez tous les éléments à l’esprit pour avoir la vision la plus générale possible de la situation. Ecoute, tutoyons-nous. Parce que c’est la meilleure réponse à donner au malheur que de tutoyer des moyens d’aller mieux. Si tu te demandes si tu pourrais être porteuse de ce gène, il existe des tests génétiques qui peuvent répondre à cette question. Cependant, c’est une décision très personnelle, et il est normal de ressentir de l’appréhension à l’idée de faire un tel test. Avant de prendre une décision, il peut être utile de discuter de tes préoccupations et de tes sentiments avec un professionnel, que ce soit un conseiller ou un médecin spécialisé en génétique. Ils pourront t’expliquer les implications du test, tant sur le plan médical qu’émotionnel.
  • D’accord, je comprends.
  • Ton frère également, Jacob, a le droit de choisir. De même pour ses enfants et les tiens. Ainsi de suite. Si le test s’avère négatif, alors toi comme tes enfants et les enfants de tes enfants ne sont plus concernés. Ainsi de suite. Que tu sois porteuse du gène ou non, il y a des moyens de vivre une vie significative et épanouissante.

A cet instant, mon petit ange me regarde, les pupilles brûlantes. Je ne sais pas pourquoi, mais dans ce blabla auquel je ne pige rien, je ressens la signification forte que c’est, de choisir de poser son regard sur moi à ce moment-là.

 

CHAPITRE 13

Sélina, 26 juillet 2024

 

Il y a pratiquement un mois, on prédestinait à la vie de ma mère un rebond improbable, en lui promettant que son départ pour la maison de retraite serait à jamais « un grand jour » pour nous tous. Aucun mois n’a pourtant été plus insupportable pour maman que celui-ci. Alors, je ne vois pas en quoi l’audience prévue aujourd’hui sonne le début d’un renouveau, bien que mes proches aient la conviction de l’inverse. A commencer par Gary, qui n’a cessé de me répéter pourquoi certaines journées laissent en nous le souvenir d’une renaissance des années encore après. Selon lui, aujourd’hui marque la fin d’une étape cruciale dans ma reconquête de moi, me garantit-il au moment où nous approchions de la cité judicaire de Nancy.

  • Maman, vivement que cette audience appartienne au passé afin que l’avenir, à nouveau, te sourisse… Ne doute pas de toi. Trop de fois tu m’as dit que tu prenais la bonne décision pour qu’aujourd’hui tu ailles à reculons dans cette salle d’audience.
  • Je ne doute pas, Gary. Il n’y a plus de doute à avoir sur quoi que ce soit, clarifiais-je avec indifférence. Mon fils a beau s’accrocher du mieux possible au fil de cette discussion en se creusant la tête à la recherche d’une réponse digne de mes attentes, il ne comprend pas que je ne réponds pas vraiment à sa question, mais au contexte général dont pâtit ma vie actuellement.
  • Avant que l’on ne rentre dans ce marasme judiciaire, je veux que tu me regardes attentivement dans les yeux, maman.

J’hésite à le faire, par crainte de lâcher prise. Seulement, ses deux mains attrapent délicatement mon visage pour l’incliner de 20 degrés en direction du mien.

  • Maman, tu as le visage tout blanc. On dirait que tu viens de faire un malaise. Il faut te ressaisir. […]

Dans le mille, mon fils, que je rêve de lui répondre. Fort heureusement, ma résignation à tuer dans l’œuf ce qu’a pondu partout dans mon esprit Audrey est plus forte que mes émotions.

  • Tu sais, les personnes incapables de faire entendre raison au juge le jour J sont légion. Je sais de quoi je parle, à force d’assister aux audiences dans les tribunaux pour le journal. Ça se voit à leurs cernes tuméfiés et à l’hésitation dans leur voix qu’ils ont trop cauchemardé à l’idée de défendre leur peau pour que l’événement ne les dépasse pas. Maquille-toi, réchauffe-toi, mais je ne sais pas : fais quelque chose. Tu ne peux pas rester avec cette tête de droguée en redescente. Tu risques de te faire cuisiner par le conseil de la défense, qui vont vouloir salir ton honneur pour que tu leur donnes ce qu’ils veulent : te mettre hors de toi. Ils vont vouloir démontrer, à tort, que la raison de cette procédure de divorce houleuse vient de toi. Pas de David. Avec sa gueule cassée-là, je suis sûr que David pourrait avoir le culot de se faire passer pour la victime dans cette histoire. Il faut absolument que tu ne te laisses pas démonter et que tu gardes tes esprits, tu m’entends ?

Je meurs d’envie de lui avouer, pour Huntington. Que je me fiche bien de vivre libre, sans le poids d’un ex-époux toxique, si l’avenir de ma famille se trouve dans une cage mentale. Celle d’attendre désespérément l’avènement d’une maladie invisible qui emportera tout ce que l’on est susceptible de laisser sur Terre après notre passage : un souvenir, une trace. Tu sais ce que j’ai envie de leur crier moi, aux juges, qu’il se garde bien d’émettre le moindre jugement sur une femme à terre. Allons, le sol se dérobe déjà bien assez, ne croyez- vous pas ? Mon instinct de mère protectrice, toutefois, prend encore une fois le dessus.

  • Pour ton bonheur, mon fils, je ferai tout ce que tu veux. Je me montrerai digne. Personne ne souillera l’honneur de ta mère. Ni aujourd’hui, ni jamais.

Je vois bien qu’il désire éperdument ajouter quelque chose. Du type « ce n’est pas pour moi que tu dois faire ça, mais pour toi. » Non seulement, les panneaux demandant de respecter le silence de la salle d’audience enjoint à Gary de ne pas le faire, mais le début de la séance ne fait que de confirmer cela.

« Affaire suivante », entend-on encore après plusieurs heures d’attente, sans jamais que ça ne soit la nôtre qui soit appelée au barreau. Je commence à désespérer. C’est toujours comme ça, dans les tribunaux, m’avait prévenu Gary. Dans les affaires de divorce, on se présente sans jamais détenir la certitude que notre cas soit étudié le jour-même, entraînant ainsi un jugement toujours plus différé et des espoirs d’un renouveau toujours plus anéantis. 11 h 15, je n’y crois plus vraiment, et pourtant…

  • Madame Zimoch, la demanderesse, et Monsieur Dubois, le défenseur, sont appelés à comparaître.

A peine installés que la juge, une grande femme élancée qui pourrait aisément défiler à la Fashion Week, entre dans la salle d’audience, prend place. Tout le monde se lève. C’est à se demander si nous nous levons par respect ou afin de féliciter tous ensemble les géniteurs de cette dame aux cheveux en forme de boucles d’or et au regard émeraude. D’une voix autoritaire, presque roque, la juge introduit l’affaire, et le sang-froid qu’elle dégage rappelle pourquoi cette jeune quadragénaire occupe cette fonction :

  • Veuillez-vous asseoir. Nous allons débuter. Nous sommes réunis pour l’audience concernant la procédure de divorce entre Madame Zimoch et Monsieur Dubois. Madame Zimoch, pouvez-vous vous présenter, s’il vous plaît ?

Ça y est, on y est. Faut pas flancher maintenant. C’est pour mon fils que je fais tout ça. Enthousiastes, ses yeux dirigés en ma direction font jaillir une aura qui rendrait indestructible toute mère de famille qui le perçoit. Son regard, la meilleure boussole sur laquelle je peux me reposer. Allez, une grande respiration et j’y vais :

  • Oui, Madame la juge. Je suis Madame Zimoch, épouse de Monsieur Dubois, et je souhaite demander le divorce pour raisons irréconciliables.
  • Merci, Madame. Monsieur Dubois, vous êtes bien le défendeur dans cette affaire ?
  • Oui, Votre Honneur, s’exprime David, le ton hésitant. «  Votre Honneur », a-t-il dit ? Oh… David. En une phrase, je comprends déjà que mon futur ex-époux n’a pas préparé sa défense, et que je suis aux premières loges de sa détresse : Je suis bien Monsieur Dubois. Je conteste la demande de divorce pour le moment, je pense qu’il serait possible de sauver notre Bendedyktege.
  • Très bien. Je vais entendre les arguments des deux parties. Avocat de la demanderesse, vous pouvez exposer les raisons de la demande de divorce.

Maître Branard, robe repassée à la perfection, s’avance discrètement. Mais avec assurance. Il se retourne brièvement pour saisir l’attention de la salle, en profite pour m’observer une seconde du coin de l’œil, puis le voici à réciter la prose que nous avons élaboré plus tôt ensemble.

  • Madame la juge, ma cliente et moi sollicitons le divorce pour faute, et ce, en raison de comportements gravement incompatibles avec la vie commune. Jadis, l’homme qui se présente aujourd’hui devant vous à la défense incarner le paradigme de ma cliente. S’il n’avait pas tour à tour laisser tomber son emploi, s’il n’avait pas introduit de l’argent illicite au sein du foyer, s’il n’avait pas empêché l’émancipation de leur fils Gary à cause d’un comportement juvénile, tantrique et impulsif, alors à coup sûr ma cliente serait la première défenseuse de cet homme aujourd’hui encore.

Mais maintenant que Monsieur Dubois se sert de leur fils pour faire passer des messages de supplication à ma cliente, qu’il ne cesse de voir en Gary un moyen d’interférer avec la volonté de Madame, force est de constater qu’une atmosphère insupportable s’est créée au sein de la vie commune. De surcroît, faire vivre le foyer à partir d’argent issu d’un marché noir sans qu’il ne le veuille constitue une violation flagrante des principes moraux et met en péril la sécurité et l’intégrité de la famille. Madame Zimoch ne peut plus accepter de vivre dans un environnement où sa stabilité émotionnelle est compromise par de telles dérives.

C’est pourquoi Madame Zimoch demande la dissolution de ce Bendedyktege dans l’intérêt de tous. Monsieur Dubois y gagnerait, tant sa vie souffre à ce jour de cet espoir infondé de voir une continuité possible dans ce couple. Madame Zimoch souhaite exclusivement son bien, pour cette raison, mettre fin au Bendedyktege qui les unit est nécessaire. Elle n’exige rien de lui. Elle ne demande ni la garde de son enfant, Gary étant naturellement déjà trop âgé pour faire l’objet de ce genre de demandes, ni une quelconque aide alimentaire. Elle sait à quel point c’est aujourd’hui Monsieur Dubois qui a besoin de se faire aider, et cette décision de sa part va dans ce sens. Je vous remercie.

  • Je comprends bien, Maître Barnier. Monsieur Dubois, avez-vous une réponse à cette demande ?

David sort un mouchoir, manifestement trop de fois utilisé déjà au vu de sa couleur jaunâtre, et se débarrasse de tout ce qui l’encombre. Ça a l’air de fonctionner, mais le plus encombrant, c’est-à-dire cette situation, demeure néanmoins.

  • Votre honneur. Je n’a-n’ai jamais eu la chance de faire de longues études. Exprimer ce que j’ai sur le cœur, ça a toujours été mission impossible pour moi. Je fais partie de cette génération où les papas, c’étaient des gros durs. J’ai-j’ai… C’est comme si je reproduisais les mêmes erreurs. Ce que je veux dire, c’est que j’ai, j’n’ai pas toujours fait les choses comme il faut. Le Covid, ça m’a tué. Crise sanitaire, crise écologique, crise des consciences. J’ai eu le droit aux trois.

Ce que je viens d’entendre de la part de cet avocat me brise. Nuire à ma famille, c’est tout sauf ce que j’ai voulu faire. Mais, je ne suis pas c-on, euhm, je ne suis pas bête. Pardonnez-moi Vot’ Honneur. Mon fils me déteste, j’n’ai jamais su le rendre fier. Et ça, sachez que c’est dur. Ma femme non plus. Quand je me regarde dans la glace, je me dégoûte. J’aimerais les reconquérir, sauf qu’à chaque fois je suis obligé de retomber dans mes travers. Des fois, c’est la picole. D’autres fois d’autres choses. J’avoue tout, chui pas un vrai gentil. Plus maintenant, en tout cas. Ce que j’ai entrepris, Vot’ Honneur, c’était pour leur montrer que j’étais pas le bon à rien qu’ils croivent, euhm, qu’ils croient que je suis. Si vous me l’autorisez, j’aimerais dire à Madame Zimoch que je l’aime. Et que je l’aimerai toute ma vie. J’ai failli, trop de fois. Ce n’est pas une vie, pour elle. De me voir la cigarette au bec, la bière vide. Je dois me reprendre en main ‘vant de réclamer tenir la sienne. Donc, M’dame la juge, enfin, Votre honneur, j’accepte la procédure de divorce.

Désemparé, l’avocat de David, un homme cheveux gras, bouche en trombone et vivacité d’escargot, le dévisage. Moi aussi. Mais avec des yeux d’amour. Sauf qu’il a raison, moi aussi, j’ai des choses à régler avec moi-même avant d’espérer quoi que ce soit de neuf de nous deux. A commencer par cette vilaine maladie qui nous pend au nez. Il y a des fois où la meilleure chose à faire en amour, c’est d’accepter de ne plus faire partie de la vie de l’autre si c’est pour son bien.

  • Madame la juge, je conteste formellement les accusations portées contre mon client. Ce dernier n’a plus toute sa tête, et il est naturel que Monsieur Dubois veuille perpétrer ce Bendedyktege pour lequel il croit dur comme fer, et…

David le coupe la parole, d’un ton autoritaire, mais aimable.

  • J’comprends, votre travail est de me représenter. Mais je sais ce que je veux. Ce choix, c’est le meilleur pour tout le monde. Je confirme mon désir de me séparer de ma femme, si c’est pour son bien, j’accepterai tout le nécessaire.
  • Madame Zimoch, souhaitez-vous prendre la parole ?

Bien que Maître Barnier me fasse signe que non d’un discret mouvement de tête, je me lève et plonge mes yeux dans ceux de David.

  • S’aimer implique de vouloir le meilleur pour sa moitié. S’aimer, ça implique parfois d’accepter que dans le meilleur pour sa moitié, il n’y a pas nous. Qu’on ne fait pas partie de l’équation. David, toi, comme moi, vivons depuis trop longtemps dans une mer agitée pour que nos rapports ne le soient pas. Il y a des blessures dont toi seul es capable de guérir, et vice versa. Le sang qui coule depuis nos blessures nous laissent un arôme de sel métallique dans nos bouches, c’est pourquoi je pense, moi aussi, qu’il vaut mieux que l’on se soigne chacun de notre côté. Il faut d’abord gagner ses propres combats avant d’en mener d’autres avec sa moitié.

J’éclata en pleurs. La scène ressemblait à une pièce de théâtre mélodramatique. Les autres spectateurs, stupéfaits, ont dû se demander un instant s’il n’avait pas à se lever pour applaudir ce dénouement qui prête à réfléchir. Dénouement que confirma la juge à l’issue de la matinée, au moment d’étayer sa décision finale :

  • Après avoir entendu les arguments de Madame Zimoch] et Monsieur Dubois, ainsi que les conclusions de leurs avocats respectifs, le tribunal considère que les conditions légales pour la dissolution du Bendedyktege sont remplies. En effet, il apparaît que le Bendedyktege entre Madame Zimoch et Monsieur Dubois est irrémédiablement altéré, et qu’aucune tentative de réconciliation n’a pu se révéler efficace. Par conséquent, le tribunal prononce le divorce des époux Zimoch et Dubois, à compter de ce jour, conformément aux dispositions du Code Civil. Le divorce est prononcé pour consentement mutuel. Quant aux biens communs, le tribunal décide que le régime légal de la communauté réduite aux acquêts s’applique par défaut, comme le prévaut la loi française. En vertu de ce texte, les biens acquis durant le Bendedyktege sont partagés en deux parts égales, sauf si l’un des époux prouve que certains biens sont des biens propres. L’audience est levée.

Libre. Me voici à nouveau libre, au même moment où le danger le plus liberticide plane sur toute ma famille.

 

 

 

CHAPITRE 14

Jacob, 28 juillet 2024

 

  • Oh… Alexandre !

Putain, même pas eu l’occasion de saluer ma vieille que je meurs déjà d’envie de déguerpir. J’ai beau lui répéter en boucle que cet Alexandre n’existe pas, que ce n’est ni Gary, ni moi, maman hallucine sans cesse toujours autant au moment de me voir. A force de faire face à ses égarements, je ne cherche même plus à la corriger.

  • Salut maman, me précipitais-je à dire pour passer outre sa confusion.

Je m’enquis de sa forme en lui demandant quelques nouvelles. Oreille tendue près de son visage, je manque cependant de comprendre la moitié de ce que maman me raconte.

  • Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?
  • On a… On a mangé.
  • Quand ça ?
  • Euhm… Je ne sais plus.
  • Et qu’est-ce que tu as mangé ?
  • C’était bon, très bon.
  • D’accord, et l’activité de cet après-midi, c’était quoi ?
  • L’activité ? Quelle activité ? La télé, c’est elle qui a été mon activité, la télé.

Mi-empathique, mi-colérique lorsque je constate l’ampleur de ses défaillances, je navigue entre peine et rage. A la fois, je ne peux m’empêcher de me dire qu’elle fait exprès, parce qu’elle a parfois encore toute sa tête, et à la fois je bouillonne de l’intérieur, parce que le docteur m’a prévenu de l’existence d’une maladie qui se nicherait probablement dans la tête de ma mère. Insupportable de suite, cette nouvelle s’est abattue sur mon crâne comme un coup de massue. Depuis, je ne sais pas, c’est plus fort que moi : j’ai de plus en plus de mal à la regarder dans les yeux, à venir la voir. Je la reconnais si peu, moins encore qu’elle est désormais capable de se reconnaître. L’existence de cette démence en elle n’est certes pas encore avérée, mais je ne sais pas, les signes de sa dégradation sont si forts, et les inquiétudes du corps médical si palpables, que je me sens obligé de me préparer au pire.

  • Tes enfants, oui tes enfants, où sont-ils, pose-t-elle en question pour tuer le silence.

Sans langue de bois, je réponds très franchement :

  • Gaspard passe son temps à râler dans sa chambre, Diane dit que c’est à cause de l’adolescence. Léon, comme toujours, s’excuse de ne pas venir car il a soi-disant beaucoup de travail en ce moment, et Béa… Bah, c’est Béa. Il n’y a pas une demi-heure durant laquelle elle ne boude pas ou ne grogne pas. Quand leurs crises existentielles me tapent sur les nerfs, je pense à toi. Je me dis que tu as bien eu du courage de nous éduquer, lorsque je vois les plaies ouvertes que forment l’adolescence dans la vie de mes gosses.
  • Oui, oui. Pourquoi, pourquoi alors ils ne sont pas venus voir leur mémé ?

Merde… J’adorerais lui avouer que pour ce coup-ci, je suis presque heureux que mes enfants n’assistent pas à ce naufrage. Je vais aller au plus simple :

  • Ils ne pouvaient pas se rendre présents aujourd’hui.

La vérité, c’est que j’ai aussi fait en sorte de préparer leur absence en amont de ce jour si particulier. Bien impuissant après de telles révélations quant à l’avenir de ma famille, j’ai bien pris garde d’invoquer le sujet à la maison. Déjà que mes enfants ne peuvent plus me voir depuis que j’ai tué dans l’œuf leur rêve de faire cap pour le Sud, quel monstre je serais si je leur révèle la teneur de la menace qui plane au-dessus de nos têtes. Ils peinent encore à vivre que me voilà à annoncer la manière dont ils vont certainement mourir. Pour ça, je m’en veux, moi aussi, mais il y a des fois où j’en veux terriblement à ma mère de porter en elle ce corbeau avant-coureur de mauvaises nouvelles. Voilà la récompense ultime qu’accorde cet hypocrite de Dieu à l’une de ses croyantes les plus dévouées, eh bien maman, si tu savais le nombre d’heures que tu as perdu en priant. A Gaspard, Léon, Béa et moi pourtant, il ne nous reste plus que ça ; prier l’univers, bien que jamais j’ai daigné leur parler de ce foutu Dieu, à mes gosses. En sortant de la maison de retraite, je fixe l’horizon, puis penche légèrement mon visage en direction du ciel. Devant ce ciel, au beau milieu du parking, je pleure. Silencieusement. Je quémande une chance supplémentaire, je réclame le dû que Dieu a oublié de confier à ma maman. Une bonne étoile. Pour ma famille, pour le futur, pour ne pas donner raison à la fatalité. C’est quoi cette vie-là ? En si peu de temps, tant de choses ont varié d’une extrême à une autre. Moi, le pudique intraitable, s’en remet au ciel, une larme coincée dans le coin de l’œil. Avec ce mal invisible qui menace d’éteindre nos mémoires, à quoi bon vivre ? A quoi bon donner la vie ? J’aimerais remonter le temps, supplier Diane d’avorter. Une fois. Deux fois. Trois fois.

Maman, à l’époque où tu avais toute ta tête, tu me répétais en boucle : « J’adore respirer le même air que toi. On n’a pas besoin de grand-chose pour créer de jolis souvenirs. Seulement d’en vivre ensemble. » Eh bien maman, je vais te faire une confession. Quand ça allait moins bien au travail, moins bien avec Diane, je fixais quelques instants ton portrait posé sur mon bureau en me recassant ces bouts de phrases dans le désordre, et c’était comme si je renaissais de mes cendres. Le temps se suspendait, les aiguilles se gelaient, le mauvais s’effaçait. Mais, tu me vois venir maman ? Vivre est un acte prodigieux. La vie, c’est comme une trajectoire de comète, on se souvient d’elle seulement si on laisse une trace derrière soi. Que reste-t-il si on ne se rappelle pas ce que l’on a accompli jadis ? Je te mentirais si je te disais qu’il resterait tout de même quelque chose.

La voiture de Sélina, carrosserie couleur orange dégueulasse, comme mon humeur, se pointe à l’entrée du parking. Du revers de la main, je ressuie mon visage. Je défie ardemment le Soleil du regard pour qu’il sèche instantanément mes yeux. Elle aussi est présente pour connaître enfin le fin mot de cette vilaine histoire. La psychologue va nous révéler les résultats du test génétique, successivement à cela, elle va très certainement sceller l’avenir de toute une famille.

  • Sélina, je suis content de te voir, dis-je en la serrant délicatement dans mes bras.

Avec ma sœur, on n’a jamais été très proches. Je parlais de trajectoire de vie tout à l’heure. Eh bien les nôtres n’ont eu de cesse de se croiser sans jamais être parallèles.

  • Comment tu te sens, me demande-t-elle.

Je brûle de lui hurler ô combien je suis tétanisé. Mais ma condition de gros lâche à laquelle j’obéis réclame de la pudeur. Surtout, je m’en voudrai d’afficher un sentiment de désespoir à ma petite sœur. Après tout, je suis son grand frère, je me dois de la protéger.

  • Je suis perdu. Ça m’a fait beaucoup cogiter, mais je ne perds pas espoir.

Douloureusement, Sélina s’effondre. La situation se veut bien trop volcanique, pas assez claire, pour que nous ne soyons pas atteints.

  • Il n’y a pas eu un instant où je ne pensais pas à maman. J’en veux au monde entier, à son Dieu, aux hasards de la vie, à la malchance inhérente de l’existence, à nous de ne pas s’être doutés plus tôt de quelque chose.

On se regarde, le teint livide. Nous pensons exactement la même chose concernant cette saloperie, et c’est ça qui me tue le plus. Avec ardeur, nous protégeons comme un trésor nos mains en les tenant ensemble, et pénétrons dans la pièce où nous avons rendez-vous.

D’une voix calme, presque posée, Audrey nous accueille, un dossier fin comme un intercalaire à la main. Pendant un instant, la taille médiocre du document m’induit en erreur ; il me convainc que nous sommes sauvés, qu’il n’y a pas grand-chose de problématique sur un bout de papier de ce gabarit.

  • Sélina, Jacob… je vous remercie d’être venus. Vous savez que ces résultats sont délicats à partager. Asseyez-vous, je vous en prie. La situation est complexe, et je serai là pour vous soutenir dans ce moment. J’ai préféré vous expliquer la situation d’abord à vous, sans Bendedykte, pour vous soulager.

D’une main tremblante, Sélina se cache les yeux. Elle me rappelle ces fois où, morte de honte dans la cour de récréation, ma petite sœur se camouflait le visage en pensant ainsi disparaître de l’univers. Je trouvais ça mignon… A l’époque.

  • .. vous avez les résultats ?

Ses yeux se remplissent déjà de larmes.

  • Le test génétique a été effectué pour confirmer la présence du gène de la maladie de Huntington chez votre mère. Et malheureusement, je préfère vous prévenir directement : les résultats sont positifs.
  • Quoi !?

Je me lève brusquement, les poings serrés. Ma voix est dure comme un roc, je chavire dans la colère. Non seulement je tourne en rond, mais je me précipite vers la fenêtre. Qu’est-ce que je veux faire, au juste ? Me défenestrer ? Ça tombe bien, on est au rez-de-chaussée.

En moi, une rage primaire, animale, grandit inexorablement. De cela, il ne subsiste qu’un visage déformé par la colère.

  • C’est… c’est pas possible ! Non ! Vous êtes en train de nous dire que ma mère… que la maman de Sélina a cette merde, et qu’on l’a aussi ?! Vous vous êtes trompée, c’est pas possible…

Je m’approche du bureau d’Audrey, que j’ai envie de balancer. Mes larmes coincées dans le coin de l’œil se transforment en fureur vive. Je pourrai lever la main sur cette pauvre dame qui n’a rien demandé.

  • Dites-nous, est-ce que c’est ça, la vérité ?
  • Oui, Jacob, murmure Audrey, pleine de compassion Votre mère a bien la maladie de Huntington. Cela signifie qu’elle a un gène muté qui entraînera, avec le temps, la perte de certaines fonctions motrices et cognitives. Cette maladie est génétique. Si elle l’a, vous et Sélina… vous êtes tous les deux à risque. Mais ça ne veut pas dire que vous avez forcément contracté la maladie.

J’ai envie de l’étrangler, cette Audrey. Ses phrases sont si vides, et mes yeux si remplis de larmes que.. Il faut que je me reprenne. Il faut que je me reprenne, et vite !

Sélina, pratiquement inaudible, murmure à son tour :

  • Et les enfants… et nos enfants… ?
  • Oui, vos enfants sont également à risque. La maladie se transmet selon un mode autosomique dominant. Cela signifie que chacun de vous a 50 % de chances d’avoir hérité du gène. Vous le portez ou vous ne le portez pas.

Je m’écroule de nouveau dans la chaise, la tête dans les mains, dévasté. L’autre bonne femme poursuit son texte, qui paraît récité :

  • Vous avez le droit de vous révolter, d’être en colère. Mais sachez une chose : cette révolte, cette colère, elles peuvent aussi être un moteur. Vous avez le pouvoir de prendre des décisions pour votre avenir, pour votre santé mentale et physique. Vous pouvez choisir d’affronter ça ensemble, en famille. Ou bien de sombrer dans la peur, l’incertitude. Ce choix vous appartient.

Je me bouche les oreilles pour ne pas en entendre davantage, j’ai peur de faire une connerie. Sélina, elle, n’en finit plus de larmoyer sur notre sort. Je la console par les gestes pendant qu’elle rumine.

  • Mais je suis seule. Si seule. Je viens de divorcer. Mon fils a sa vie… Si je suis malade aussi… comment je vais vivre avec ça ? Et comment je vais vivre sachant que je pourrais transmettre ce truc à Gary ? Je suis… je suis un monstre. Une maladie, un poids…
  • Tout ce qu’on avait bâti… Je manque de mots. Notre avenir, notre famille tout s’effondre…
  • Je sais que cela paraît insupportable. Mais il est important que vous compreniez que ce n’est pas une sentence définitive. Vous ne pouvez pas changer ce qui est génétiquement déterminé, mais vous pouvez faire face à cette réalité différemment.

Audrey marque une pause, cherchant les mots justes. Je me rends compte à ce moment précis que cette bonne femme n’est pas uniquement un robot, un cyborg, habitué à répéter les mêmes répliques, à l’image d’un comédien sur scène.

  • La souffrance est réelle, mais elle ne définit pas tout. Vous avez la possibilité de choisir comment avancer, même avec l’incertitude qui demeure. Vous n’êtes pas seuls dans ce combat. Nous sommes là pour vous accompagner.

Ça a l’air de rassurer Sélina, mais moi non :

  • Accompagner ?! Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Vous nous dites que c’est juste un manque de bol si on tombe malades… ou si nos enfants sont porteurs aussi ? Vous pensez qu’on va accepter ça ? Qu’on va se résigner ?

Je me tourne vers Sélina, désespéré :

  • On va faire quoi, petite sœur ? Et les gosses ?! Comment on va les protéger de cette saloperie ?
  • Je ne sais pas… Elle ferme les yeux, comme pour échapper à la réalité. Je ne sais même pas si j’ai envie de savoir. Parce que si je le sais, ça veut dire qu’on ne vivra plus jamais pareil. On va regarder chaque jour comme… comme si c’était le dernier. Elle ravale sa peine, puis poursuit, recroquevillée sur elle-même. On ne pourra pas faire semblant, plus jamais. On va savoir… qu’un jour, on va s’oublier. Qu’on va… devenir des étrangers pour nos enfants… pour nous-mêmes.

Changement de perspective. Je regarde cette Audrey, voir ce qu’elle a encore dans le ventre pour essayer de nous rassurer. Tant qu’à moi, je sais déjà ce que j’ai dans le bide. Mes boyaux qui s’entremêlent de peur et se tordent en témoigne d’ores et déjà.

  • Je sais que vous êtes en train de vivre un véritable deuil. Vous devez maintenant trouver un sens dans cette incertitude, dans cette peur. Il y a des options.

Voilà un autre discours habituel, comme si on avait le choix, dans cette tragédie. Voilà tout de même qu’elle s’empresse de confirmer son point de vue à la mords-moi-le-nœud.

  • Le soutien psychologique, les thérapies pour apprendre à vivre avec cette menace, et même les tests présymptomatiques si vous le souhaitez. C’est une période de doute, de colère, mais… il y a aussi des moyens de vivre avec cela. Il y a des ressources pour vous aider, pour vous guider dans cette épreuve.

Sélina, d’un ton sec, réagit au tac-au-tac :

  • Et si… et si on choisit de ne pas savoir ? Si on choisit de ne pas faire de test, de ne pas nous tester nous-mêmes ?
  • C’est une décision personnelle. Ne pas savoir, c’est aussi une forme de protection. Mais vivre dans l’incertitude peut aussi être un poids lourd à porter. Vous avez la possibilité de prendre cette décision… Je ne peux que vous guider, mais c’est vous qui choisissez. […]

Ce qui me fend le cœur, c’est que personne n’a vraiment l’air de se soucier de maman, maintenant que j’y pense. Moi, pour l’instant, je suis désolé maman, mais c’est la colère qui prime. Fallait vraiment que ça tombe sur toi, sur nous, sur moi.

  • […] Vous avez le droit de pleurer, de crier. Vous avez le droit d’être en colère, et vous avez le droit de… vous sentir perdus. Mais ensemble, vous ne serez pas seuls dans ce combat.
  • .. je veux juste savoir… quand ça va commencer. Quand tout va tomber… Je m’effondre dans les bras de Sélina. On se noie dans une souffrance commune à force de ravaler notre chagrin.

La pièce devient silencieuse. Silence parfois interrompu par nos sanglots brisés. Indifférents au reste, nous passons des minutes ainsi serrés. Je ne peux m’empêcher d’en vouloir intérieurement à ma mère, et à Sélina qui cherche déjà un moyen pour se cacher de la réalité. Tout cela m’énerve, m’exaspère. Il y a des silences plus bruyants que d’autres. Celui-ci, à jamais, sera le plus sourd que je connaisse.

La psychologue s’en va. Quelques minutes plus tard, Sélina se dégage gentiment de mon étreinte compulsive, pour se retirer à son tour de la pièce. Il ne reste plus que moi, plongé dans le silence de mon âme. J’essaie de le sonder, de comprendre comment cette maladie invisible fait désormais partie du paysage. Comme le fantôme d’un être aimé qui nous hante dans le silence, même des années après.

 

 

 

 

 

 

PARTIE II

 

 

CHAPITRE 15

 

Bendedykte,

1er septembre 2024

 

Armée de doutes dans ma tête. Ils patrouillent. Prêts à me blesser au moindre mauvais geste. Ah oui, oui, je le jure, mon Dieu. Ça fait bobo à ma tête, oh là là.

Dieu, dis-moi, quel jour déjà, on est ? Vendredi. Ah oui, oui, mais je veux dire. Euhm, quelle date ? 1er septembre dit le calendrier de ma chambre. Oh, d’accord. C’est bien ce que je pense : un mois que Sélina ne vient plus voir la Bendedykte. Qu’elle se sent seule, la Bendedykte. Il y a des jours où personne ne vient la voir. Ça la rend triste, très triste. Mais elle n’arrive plus à pleurer. A cause des médocs, la petite fille sensible, plus là.

Pour passer le temps, je compte les allers et venues des gens en blouse blanche. Ils marchent à l’unisson d’un pas pressé. Sans cesse on dirait qu’ils fuient quelque chose. Leurs responsabilités ? Pas Astral en tout cas, qui remplace ma petite Sélina en me chouchoutant comme j’aime.

  • Madame Zimoch, vous avez de la visite. Votre petit-fils est là.
  • Bonjour mamie.
  • Regardez comment c’est un beau jeune homme ! Vous avez de la chance d’être si bien accompagné !
  • Oh ! Alex-andre !
  • […] Je vous sers quelque chose Gary ?
  • Non, je t’en prie. Et tu peux me tutoyer, Astrid. Je nous ai ramené un smoothie, ma grand-mère les adore.
  • Bon, je vais faire semblant de n’avoir rien vu. Bon goûter à vous, mes chéris.
  • Tu as vu, mamie. Quelle chance tu as de pouvoir compter sur une femme autant aux p’tits soins pour toi. Ça me donne envie de croire en l’être humain plus encore. Dis-moi, comment tu te sens aujourd’hui ?

Bonne question qu’il pose, ce petit futé. Longtemps que la question n’effleure pas ma tête cassée. La réponse, autrement, me briserait. Ah, oui oui !

  • Couci-couça.
  • Couci-couça !? Eh bien on va changer ça. Reprenons là où nous nous sommes arrêtés la dernière fois. Tu t’en rappelles, on évoquait ton enfance…

Petite fille ravie ! Petite fille ravie !

  • Tu me racontais comment était la vie à Wroclaw…fwf Tu sais, je n’y suis jamais allé. Je rêverai de partir en pèlerinage avec toi là-bas. En ce moment, je cherche à me trouver, à m’épanouir. Mais je crois qu’il faut d’abord aller chercher ses racines avant de prétendre avoir des branches. C’est pourquoi revenir dans la terre de mes aïeux me plairait beaucoup. Avec toi, j’espère !
  • J’espère aussi, mon beau fils.
  • Petit-fils, ma petite mamie, aha. Mais tu peux garder le mot « beau »…

Je souris. Très fort. Dents détendues. Même s’ils y en a plus beaucoup.

  • Alors, tes parents tenaient une ferme à côté de cette grande ville, c’est ça ?
  • Papa récoltait, maman vendait. Mais je m’en rappelle plus. Ils me manquent. Petite fille triste.
  • C’est normal. Dans tes mémoires, que maman m’a montré le mois dernier, tu expliquais que vous étiez partis quand l’invasion de la Pologne a eu lieu, en 1939. D’ailleurs, c’était un 1er septembre, comme aujourd’hui. Tu avais un an, c’est normal que tu ne t’en rappelles plus.
  • Ah, bon ?
  • Oui, oui. Tu te rappelles ton arrivée en France ?
  • Couvertpuis, c’est là où mes parents sont. A la ferme. Les voir. Il faut que j’aille les voir.

De mon fauteuil, je veux me lever. Mais drôle de ceinture serre mon bassin. Larmes brillantes sur les yeux d’Alexandre, non, non… De Gary. Coincé dans mon fauteuil, je suis. Gary part précipitamment aux toilettes. Il doit avoir une envie pressante. Le voilà revenu, les yeux secs, mouchoir dans la main.

  • […] Ma petite mamie d’amour, alors, comment c’était Couvertpuis ?
  • Petit… Très petit.
  • Il est écrit dans le petit roman que tu nous as joliment rédigé que votre sortie de l’année, c’était quand vous vous rendiez en vélo à Bar-le-Duc. C’était ton petit Paris à toi.
  • Bah… J’ai jamais vu Paris. Alors, Bar-le-Duc, grand et beau que c’était. J’attendais ce jour comme Noël.
  • J’ai lu dans un magazine que les personnes qui ont l’impression que leurs têtes leurs jouent des tours, comme toi, se souviennent mieux de leur enfance que des dernières années. C’est super que tu te souviennes autant. Et à la ferme, tu faisais quoi ?
  • Traire les vaches. Encore traire les vaches. Toujours traire les vaches. Marre, j’en avais. Mes frères eux, c’était porter, conduire, le travail dur, c’était pour eux.
  • Puis, tu avais une autre mission, très spéciale… Tu devais apprendre le français, parce que quand vous êtes arrivés ici, personne ne le parlait. Tu faisais comment ?
  • La Bendedykte, elle est pas très futée. Mais le journal, lui, il l’est. Les journalistes m’ont appris à lire. L’école aussi.

Il rougit, pourquoi ? Pourquoi tu rougis ?

  • Mais à 16 ans, fini l’école, n’est-ce pas ?
  • Zut, oui. Pauvre tâche, mes parents m’appelaient comme ça. Moi, je voulais étudier. Mais eux, c’était à la ferme qu’ils me voyaient. Je veux plus les voir, méchants parents.
  • C’est pour cette raison que tu es partie, à 20 ans, à Pont-à-Mousson, en quête d’une vie meilleure…
  • Pont-à-Mousson, Couvertpuis, rien à voir.
  • Puis, tu es devenue la meilleure nourrice de la ville, comme tu aimais tant me le dire plus jeune. Je trouve ça beau. Tu me rends fier, mamie, ta vie est belle.
  • Ah oui, la Bendedykte n’a pas eu de vie facile. J’ai fait ce que je peux.
  • Ce que j’ai pu, mamie.
  • La Bendedykte, elle perd la tête, tu sais ? Elle va mourir, ma tête. Avant moi-même qu’elle va crever, satanée cervelle.
  • Ce n’est pas vraie mamie, tu ne perds pas la tête. Ta mémoire te fait défaut. Ce n’est pas la fin du monde. Tu vas t’en sortir. Regarde, tout ce que tu m’as raconté. C’est génial. Ça va me permettre d’enchérir mon récit. Tu sais, j’ai vraiment à cœur de sortir la meilleure biographie de toi, parce que tu le mérites. Ta vie, elle n’est pas comme les autres. Tu t’es faite toute seule. Mais pour continuer à te souvenir, il faut que tu arrêtes de te nommer à la troisième personne. La Bendedykte, c’est toi. Tu n’es pas quelqu’un d’autre. Tu peux parler de toi à la première personne comme je le fais, tu vois ?
  • La Bendedykte a compris.
  • Oui, mamie… Tu as compris… Dernière question. Tu te souviens encore de quelques mots, en polonais ?
  • Pas grand-chose.
  • Allez, cherche un petit peu ! Je suis sûr que ça peut te revenir.
  • Ah, oui… Kocham cie ! Kocham cie ! Mais je ne sais plus ce que ça veut dire.

Alexandre sort son truc tactile. Téléphone sans fil. Pas le combiné, le nouveau. Il me dit qu’il va sur Internet. Je sais pas où ça se situe ça, Internet. Il me dit qu’il va regarder ce que ça veut dire. Qu’il regarde, donc.

D’un coup, Gary n’a plus la même tête. Définitivement rouge comme une tomate. Yeux brillants, mais dorés d’une autre émotion. Le voilà dans mes bras, les muscles chauds.

  • Je t’aime fort, mamie.

 

 

CHAPITRE 16

Sélina,

2 septembre 2024

 

De l’autre côté de ma fenêtre, j’entends le cri des enfants hystériques, les pleurs des moins téméraires, les dernières consignes des parents anxieux. L’atmosphère se charge d’une émotion qu’on ne connaît, nous enseignants, à aucun autre moment de l’année. Si j’avais participé à cette rentrée scolaire, elle aurait été la trentième de ma carrière. Cela aurait été un bel accomplissement. L’arrêt de maladie que j’ai remis à l’inspection académique a cependant gâché cette perspective. Moi, l’infatigable professeure que tout Pont-à-Mousson respecte, jette l’éponge. Pas à cause d’une énième classe surchargée, d’une dévalorisation salariale toujours plus présente, ou du manque continu de reconnaissance. Mais en raison de ce fardeau que je traine depuis un mois. Huntington. Quel diable de médecin a bien voulu donner son nom a une maladie qui nous fait nous égarer jusqu’à notre prénom ? Cette saloperie s’est infiltrée au travers de mes pores de peau, a pris possession d’une partie de mon ADN. Son nom me hante la nuit comme l’esprit de mon père parti au ciel. Eprouvée, j’appelle en panique mon fils, dans l’espérance qu’il puisse passer la pommade sur tous les bleus que je porte sur le cœur.

Le téléphone sonne, Gary décroche.

  • Allô, mon fils, me précipitais-je à énoncer, la voix tremblante. Et entrecoupée de sanglots…
  • Maman, ça va ? Qu’est-ce qui se passe ? Je viens de finir ma tournée, je peux immédiatement débarquer si tu me le demandes.
  • – Je… je… je… Ne sais pas par où commencer ?
  • Qu’est-ce qu’il se passe, tes vacances se sont mal passées ?

Tu parles de vacances. Alors que tout foutait le camp dans ma vie, David, maman, normal que j’avais moi aussi besoin de partir en exil. Je me suis en allée, sous les conseils de mon propre fils, en Savoie. Pour profiter du grand air et me refaire une santé d’après lui. Je m’interdis de reconnaître devant lui que ce voyage a été un cauchemar. Il faut que je reprenne mes esprits.

  • Mais non, elles étaient superbes les vacances que tu m’as proposées, mon fils. Un peu longue tout de même : un mois toute seule, on a le temps d’observer les aiguilles se mouvoir sur le cadran… Je suis rentrée le 30 août pour la prérentrée, comme tu me l’as conseillé.
  • Tu aurais pu m’appeler, maman. Je ne l’ai pas fait, je me le suis interdit, parce que je voulais que tu profites au maximum de ces moments pour te ressourcer. Je t’ai dit, j’ai géré, je suis allé voir mamie tous les deux jours comme je te l’ai promis. De toute façon, tu l’as bien remarqué avec tous les SMS que je t’ai laissés. Mes messages ne sont pas des mensonges : ce n’est pas simple pour elle, mais elle se débrouille ! Franchement, elle assure pour son grand-âge et « sa tête qui déconne », comme elle aime le dire.

J’éclate en sanglots.

  • Je… je… je ne peux pas travailler, Gary, je ne peux pas… ça fait des semaines que… Je n’y arrive plus. Je suis tellement… Tellement perdue. J’ai l’impression que tout s’effondre autour de moi. Je suis… je suis tellement fatiguée… épuisée. J’ai… j’ai besoin de… je… je ne peux même plus me lever le matin. Ça me ronge. Ça me détruit.
  • Je ne comprends pas, écoute, ne bouge pas. Je pars de Metz illico-presto.

Il raccroche directement, sans me laisser le pouvoir de la décision finale. La réalité que je supporte, elle me ramène toujours à l’amour que me porte mon fils. Dans mes sanglots, je serre tellement fort ma poitrine. Mon cœur, lui, ne cesse de bondir. Il veut s’échapper, lui aussi. Se tirer définitivement de cette réalité injuste. Et voilà que nous allons être dans ce même bateau en plein naufrage, mon fils. J’aimerais te prendre la main et partir en courant avec toi à la recherche d’un monde suspendu. Prendre le risque que tu aies cette saloperie, quitte à me condamner. Je me promets de ne pas m’effondrer une seconde fois devant lui.

Trente minutes plus tard, Gary débarque en furie dans ma maison. Il ne prend ni garde à mes valises que j’ai omis de défaire, ni garde au désordre ici-et-là. D’un ton autoritaire, il m’astreint de m’assoir. Tant qu’à lui, il s’oblige de faire mine de ne pas trop s’inquiéter, cafés chaud et croissants frais dans les bras.

  • Quand j’ai dit à la boulangère en bas que j’achetais ça pour toi, elle a insisté pour que je ne paie pas. Tout le monde t’aime ici, maman. Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu es malade ?

Les émotions, malgré ce que j’en pense, ont alors spontanément l’ascendant sur moi. J’explose, comme une grenade. Enième promesse que je salis. Sans mégarde, sans dignité, je me recroqueville et débite :

  • Gary… Je ne suis pas… Je ne suis pas malade… Pas comme ta grand-mère. Ouf. Pffiuh. Ça me fait si mal, et en même temps enfin du bien, de pouvoir te le dire après tout ce temps muré dans le silence. Je porte un poids, un fardeau, que je ne peux plus supporter.

Son sourire de circonstances et un bref signe de la tête m’enjoint de poursuivre mes explications.

  • C’est mamie, elle a la maladie d’Huntington. Cette saloperie de révélation me bousille la vie. Je l’ai su il y a un mois, juste avant que tu m’invites à me casser loin de ce quotidien moribond.
  • Mais maman, ce n’est pas grave. Elle va guérir… Tu as vu comment elle est bien entourée ? Pourquoi, tu penses que toi aussi, tu peux l’avoir ?

J’hoche la tête.

  • Pourquoi tu penses ça ?
  • Parce que… Parce que c’est comme ça, Gary… la génétique. Parce que… Parce que c’est héréditaire, la maladie d’Huntington. Parce que je vois ma mère, je vois ce qu’elle devient, et je me dis que ça peut être toi aussi. Ca peut être Jacob, ça peut être ses enfants. A terme, ça pourrait être nous tous, Gary. Tu es grand maintenant, il est grand temps que tu saches. Je m’en veux, mais je m’en veux tellement de t’avoir caché ça. Je suis une mauvaise mère, voilà ce que je suis.

A la place de me répondre, il prend les paumes de mes mains et les tirent délicatement vers l’extérieur.

  • Qu’est-ce que tu fais ? C’est la rentrée aujourd’hui. Si quelqu’un me voit là, qu’est-ce qu’ils vont penser de moi ?
  • Que le bon Dieu t’allège, maman. Tu vas pas perdre ton éclat à cause d’une maladie de je ne sais pas quoi et du regard des autres. Qu’ils te jugent, ils regretteront plus tard.

On marche. Au fur et à mesure de notre balade, enfin, mon sain esprit n’est plus porté disparu. Lentement, j’aborde alors chacune des menaces que peut nous faire encourir cette mutation génétique à la noix. Comment elle sévit déjà sur maman, aussi. De retour à la maison, son sourire de circonstances résiste et ne se consume toujours pas. Il est fidèle à une sorte de promesse du genre « Ta mère ne doit pas te voir dans un sale état. » De l’extérieur, mon Gary pourrait convaincre la Terre entière de son infaillibilité. Malheureusement pour lui, je suis sa mère, et une mère a des instincts maternels que la ruse ne trompe pas. J’ai connaissance du brasier brûlant cadenassé dans son pectoral gauche, au-delà de ce sang-froid d’allure inébranlable. Il tente pourtant de me duper une énième fois avec ses jolis mots :

  • Maman, à chaud, voici ce que je pense J’ai toujours eu cette conviction me rappelant qu’il faut bien mourir de quelque chose. Au fond, qu’est-ce que ça change vraiment, maintenant que cette menace existe ? La vie est un film dont on connaît déjà le générique mais qu’on regarde tout de même en se demandant comment ça va finir.

Gary réussirait presque à me faire sourire, mon sacré bonhomme…

  • […] Il y a ceux qui s’éteignent dans leur sommeil, d’autres dans un accident de voiture, et moi, peut-être que ce sera cette foutue maladie qui va me prendre au fil du temps. Mais c’est tout de même un privilège, non ? D’avoir vécu. Après tout, ce qui compte, ce n’est pas de se souvenir, mais de vivre dans le moment présent, d’apprécier ce que l’on a, maintenant. Raison de plus pour vivre sans regrets, pour aimer profondément. Car à la fin, c’est l’amour, la vérité que l’on a vécue, qui resteront. Et aucun défaut de mémoire ne pourra nous l’arracher.

Bon gré mal gré, je souris. Je pourrais même le croire.

  • […] Moi aussi, maman, j’ai un secret à te confesser.

J’écarquille grands les yeux.

  • […] J’ai bien vu que quelque chose clochait chez mamie. N’importe qui le remarquerait. De là à dire que c’était une maladie de mes deux incurable et je ne sais pas quoi, ça non. Mais maintenant que tu me le dis, ça résonne comme une évidence. […] (Il réfléchit bien à ce qu’il veut dire) Fut un temps où je pensais que mamie faisait exprès. Sa fainéantise, sa faculté à s’oublier, sa manière de tout laisser traîner… Il y a des fois où je mourrais d’envie de l’engueuler, quand j’arrivais chez elle et que c’était le cayon. Je comprends mieux désormais, ce n’était pas de sa faute… (Nouvelle pause) J’ai entrepris un projet depuis peu : revisiter la vie de mamie dans le but de faire bouger ses méninges. Je me sers pour cela de ses mémoires, celles que tu m’as confiées, la dernière fois. Apprendre qu’elle va complètement perdre sa mémoire un jour, bah ça donne encore plus de sens à mon projet. J’aimerais en faire quelque chose tel qu’une biographie, ou un projet littéraire… Il faut voir… Tant que ça contribue à laisser une trace de son passage. C’est la revanche que mamie et nous tous pouvons prendre sur la maladie.
  • Mon fils, qu’est-ce que je suis fière de toi. Je t’encourage dans ce projet, et tu as tout mon soutien. Je veux même y participer. Dis-moi comment je pourrai faire…

Nous sommes donc partis voir ma mère, sa grand-mère. Je mentirais si je disais que le moment était chaleureux. Plusieurs fois, j’ai voulu la supplier de bien vouloir me laisser sa maladie. Voulu la regarder avec un air de chien battu, en comprenant que son état, c’est sûrement l’état dans lequel je me retrouverai un jour. Mais bon, on a vécu l’instant présent…

Avant de me laisser, Gary m’a dit quelque chose : il est sûr de vouloir se faire tester. Au même moment où moi, je ne suis plus sûre de rien.

 

 

CHAPITRE 17

Bendedykte,

15 septembre 2024,

 

  • Vous n’avez pas l’air d’être dans votre assiette, Bendedykte ? Suivez-moi, après ma cigarette, nous pouvons nous promener dans le jardin.
  • Oui, oui ! J’adore me promener !

Cigarette terminée. Jetée dans le cendrier. Mince, sais plus ce que je dois faire, moi…

  • Vous ne me reconnaissez pas, Bendedykte ? Je sais que j’ai mauvaise mine, mais quand même. Vous me mettez en mauvaise posture (Il rit, puis a une quinte de toux). Je m’appelle Joseph. Je suis Monsieur Véran. Et vous, vous êtes Bendedykte, la résidente la plus aimable de toute la résidente.

Sourire, rougir. C’est tout ce que j’arrive à faire lorsque la petite fille s’évanouit dans un cacheton.

  • […] Allez, arrêter de faire la timide. Suivez-moi.

Commence à partir, le Joseph. Pas si vite, pépé ! Je cherche, cherche, cherche, comment activer les roues. La tête, je me creuse, profonde comme un puits. Ah oui, oui, ça me revient.

Drôle de tableau. La Bendedykte avec sa chaise, pépé en déambulateur, vitesse d’escargot. Sourire, rougir, rebelotte. On s’arrête dans le jardin. Chair de poule sur ma peau quand je ressens la main de pépé se poser sur mon bassin. Les minutes défilent, ont le goût d’un instant.

  • Vous êtes beau, très beau !
  • Ah, vous avez donc raison, vous n’avez vraiment plus du tout votre tête. Moi, je suis beau ? Si je suis beau, alors les corbeaux sont blancs, l’avenir sera radieux et je n’ai jamais fumé de cigarettes, répond-il la clope au bec.

Me concentrer… Il faut que je me concentre.

  • Non, vous êtes beau… Ici.

Je m’étends pour toucher sa poitrine avec mon doigt. Pépé dépose un baiser sur mon front en retour. Joli couple que nous formons. Instantanément, la petite fille désire s’exprimer, elle et ses désirs.

  • Tenez-là moi, ma main.

Pépé rigole. Peut-être a-t-il pensé à autre chose ? Silence. On ne saura pas. Unis pendant un temps, j’en oublie le reste. Et pour une fois c’est positif.

Il fume une cigarette. Une deuxième. Occupé à inspirer pour ne pas souffler. Ça coupe son envie de parler. Pendant un temps seulement :

  • Je… vais mourir.
  • Oh ?
  • Le docteur me fait une batterie de tests. Les examens cliniques ne sont vraiment pas bons. Les tests sanguins non plus. On me suspecte des métastases. On m’a pris un rendez-vous « en toute urgence » pour réaliser une biopsie de mes organes vitaux. Mais, en France, dans le jargon médical, « en toute urgence », ça veut signifier dans deux semaines. Je n’ai pas besoin de tout ce temps-là pour comprendre que mon corps me lâche. Je perds du poids de jour en jour, je fatigue rien qu’en vous parlant. C’est fini pour moi. Vous ne comprenez sûrement pas tout ce que je vous raconte, mais regardez-vous : vous souriez, vous osez, vous vivez ! Ces dernières années, pour moi, ont été très dures. J’ai tout perdu, mon enfant, ma femme, mon indépendance. C’est la vieillesse, m’a-t-on dit. Alors, quand je ne pouvais même plus aller boire des canons avec mes copains au café, j’étais le plus malheureux du monde. On m’a dit que ma place allait devoir être ici. Je n’attendais plus rien de la vie, je n’attendais que la mort. Puis vous êtes arrivée, comme un cheveu sur la soupe. Avec votre joie de vivre. Votre « je m’en fous de ce qu’il m’arrive, je ne le comprends pas de toute manière ». Je tiens à vous dire merci. Vous m’avez réconcilié avec la vie. Mon heure approche, alors s’il vous plaît, faites-moi une faveur. Vivez pour moi. Je penserai pour vous.

Bam, bam, bam. Mon rythme cardiaque s’accélère. La petite fille se rappelle de la fois où elle a embrassé le garçon qui allait devenir son homme pour la première fois. Même sensation. Dans le ventre, des guilis. Depuis sa chaise, la Bendedykte s’étire pour approcher son visage de pépé. Petit bisou sur sa joue. Amour dans ma chair. Pépé reprend ma main, avec douceur.

Au loin, une silhouette familière.

  • Oh… Alexandre !
  • Qui c’est, Alexandre ?
  • Ma fille ou mon petit-fils, je ne sais plus…

Les voilà devant nous. Tous les deux. Ensemble, on passe du temps. Je dirai bien une heure, mais je n’ai plus vraiment conscience du temps qui passe. Sablier n’a plus beaucoup de grains. Il m’en a légué un. Il crèche dans ma tête.

Ils me ramènent dans ma chambre, pépé dans la sienne. Femme en blouse blanche m’attend de pied ferme.

  • Sélina, Gary, je suis contente de vous voir. Ma petite Bendedykte est encore une fois bien accompagnée.
  • Oh… Astral !
  • J’ai quelque chose à vous dire. Je peux ?
  • Bien sûr que vous pouvez, articule à demi-mots ma fille.
  • Aujourd’hui, Guiguitte se sentait vraiment mal. Dans l’après-midi, elle s’est plaint qu’elle avait… Des bobos, partout. On a dû lui donner un coup de pouce pour respirer. Le docteur lui a dit qu’il fallait aller aux urgences, et vite. Bendedykte, votre copine de chambre a changé de chambre, vous allez avoir la chambre pour vous toute seule, ce soir.
  • C’est grave, s’enquit mon petit-fils. Toujours à s’inquiéter des autres, lui. Je l’aime bien.

Astral répond avec les yeux. Mon petit-fils baisse les siens. Avec gravité. Pourquoi ? Moi, j’ose, comme pépé a dit. Alors, j’ose.

  • Elle revient quand, la Guiguitte ?
  • On ne sait pas si elle reviendra, Bendedykte.

[…]

Il fait nuit. Je suis seule, sur mon lit de mort. Les cachetons du midi font moins effet. Ce soir, je n’ai pas sommeil. Je dors déjà tellement, sur ma chaise, en journée. A cause de ça, je passe trop de mes soirées à fixer le plafond. J’imagine les étoiles qui s’y cachent, de l’autre côté. Bientôt, il y aura Guiguitte. Ça me rend très triste. Parce qu’elle osait vivre à sa manière, je l’aimais bien, la Guiguitte, au fond. En pensant à elle, j’essaie de lui envoyer une énergie réconfortante. Je veux la consoler en lui disant qu’elle ne sera pas seule trop longtemps, pépé a prévu d’aller la voir. Il me l’a promis tout à l’heure. Mais moi, ça me rend encore plus triste. Ca veut dire que le prochain mort, c’est moi ?

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE 18

Jacob,

3 octobre 2024,

 

  • Franchement, Thierry, tu veux qu’on coule ? Ça devient insupportable ! Regarde-moi ces chiffres ! Le rayon des céréales, 2 % de rendement ! Deux pour cent ! C’est pas acceptable, ça ! Les produits ne sont même pas visibles correctement, les étagères sont mal agencées, les clients ne trouvent rien. Et ne me parle pas de la catégorie des conserves, là où on est à 3,5 %.

Thierry, en face de moi, baisse la tête. Je vois bien qu’il se retient de dire le fond de sa pensée. S’il savait comment, moi aussi, je me sens pathétique. Seulement, c’est plus fort que moi, je dois déverser ma colère sur de pauvres employés afin de pouvoir garder la tête haute devant ma famille.

  • N’essaie pas de trouver des excuses, il faut absolument qu’on reste dans la course. Les Carrefour Contact, les Carrefour Express, toutes ces immondices vendent plus que nous alors qu’ils pratiquent des prix complètement déraisonnables. La faute à quoi ? La faute à nos rayons qui méritent un coup de neuf. Allez, Thierry, retourne faire ton job. Et arrête de fixer le sol sans broncher, t’es un homme, oui ou merde ?

En repartant, il ne le fait pas vraiment remarquer, mais je ressens que Thierry rêve de claquer la porte de mon bureau. Sincèrement, s’il l’avait fait, je ne lui en aurais pas tant voulu que ça. Le plus dur à croire est que ce Thierry est un ami au-delà d’être un collègue de travail. Je connais sa fille, sa femme invite la mienne à dîner. Ca, cependant, c’était jusqu’à ce que je prenne la fâcheuse habitude de rediriger mon mal-être intérieur sur mon personnel. De plus en plus distante, mon équipe commence à me snober, si bien que j’en suis d’autant plus colérique.

Et vl’an ! Excédé, j’envoie tête la première sur le sol le portrait de ma mère d’un revers de la main. Ça suffit. Son regard faussement innocent constamment posé sur moi m’exacerbe. Les éclats de verre éparpillés sur le plancher font de la concurrence aux débris de mon cœur morcelé. Brusquement, je les transvase du sol à la balayette, et de la balayette à la poubelle. Quant à la photographie de maman, mes mains s’occupent de l’écraser, comme l’image que j’ai d’elle est définitivement anéantie.

Je suis sur les nerfs, parce qu’il est 16 h, et j’ai promis à Diane de passer à la maison de retraite avant de rentrer. Ma femme ne m’offre pas de répit depuis que j’ai choisi de reléguer aux oubliettes ma mère. Plus de visite, plus de nouvelle, plus de problème. Je fais comme si tout ce que j’avais appris ces dernières semaines n’avait jamais existé. Pour préserver les apparences, je dois donc me coltiner un passage express chez ma mère la folle.

16 h 45. Au-dessus de ma face cernée par la fatigue et les problèmes se dresse cet Ehpad qui ressemble plus à une maternité qu’à une maison de retraite. Je redécouvre, après m’en être éloigné, l’aspect terne et gris de ce bâtiment conçu par un architecte incontestablement blagueur. Il veut nous faire croire que les gens enfermés là-dedans naissent ou renaissent, bien que la vérité, c’est qu’ils redeviennent des bébés bons qu’à se chier dessus et à grogner leur désespoir. C’est pour Diane si je fous les pieds ici, pour faire bonne figure. A l’intérieur, tout me fout les nerfs : l’attitude faussement sympathique du personnel, toujours en pause clope, les vieux dans le réfectoire qui t’observent en se demandant si t’es leur fils ou non, l’odeur d’enfermé, le fait de me rapprocher de l’échéance.

Parce que j’ai été éduqué par la plus bonne des mères, avant qu’un démon ne lui vole son identité, je toque avant de rentrer dans sa chambre. Et, putain. Voilà ma petite sœur. Toujours là au mauvais moment, celle-là. Allez, prends sur toi, c’est qu’une question de demi-heure.

  • Salut petite sœur, je ne m’attendais pas à te voir !
  • Moi non plus, Jacob. Je doutais même de ton envie de revoir un jour maman. Je me demande même si elle se souvient de toi.
  • Oh… Oh… Tu es là.
  • Eh bien, manifestement si, comme tu peux le constater. Faut que j’en profite, c’est l’une des dernières fois où elle remarque ma présence !
  • Jacob, ne sois pas odieux. Si c’est pour dire des méchantes choses, au temps ne pas venir.
  • Mais elle ne comprend même pas ce que je raconte, Sélina. Je peux dire tout et n’importe quoi, la seconde d’après, ça s’efface de sa mémoire. Hein, maman ? Tu sais qui chui au moins ?
  • Oui, oui, je me souviens. Oh, là là. Tu es, mon fils.
  • Ouf, c’était moins une.
  • Jacob ! Tu arrêtes maintenant !
  • Et la maladie, tu lui en as parlé de la maladie, toi qui as l’air si empathique et si bienveillante, tu lui as dit qu’on allait devenir des légumes comme elle ? Hein ? Parce que c’est ça qui nous attend, tu sais.
  • Tu vas arrêter, oui ? Tu me donnes la nausée ! Tu sais très bien qu’elle ne peut pas contrôler ce qui lui arrive. C’est déjà assez dur comme ça. Alors, tu arrêtes tes piques et tu fais un effort, juste une fois, merde.
  • Mais, tu sais quoi ? J’aimerais aussi que notre pauvre mère puisse encore en faire, elle aussi, des efforts. Ça fait des semaines que je me ronge les doigts, à me demander quand je vais devoir dire à Diane que nos enfants ont des chances d’être malade, à attendre impatiemment ce putain de rendez-vous pour me faire tester. Mais, elle ? Elle, elle est exempte de toutes ces questions. Elle, elle n’a plus besoin de réfléchir, plus besoin de lutter. On le fait pour elle, on porte tout, on gère tout. On subit toute cette merde qui s’accumule autour d’elle en se disant qu’un jour ou l’autre, ce sera nous qui serons à sa place, et nos enfants à la nôtre. Ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste de notre famille qu’un souvenir qu’on aura égaré. Putain, mais c’est tellement injuste.
  • Il faut que tu te calmes Jacob ! Tu arrêtes maintenant ! Tu fais peur à maman. Tu vois bien qu’elle comprend encore des choses, tu es train de la rendre coupable de quelque chose qu’elle n’a pas choisi. Reprends-toi, sérieux !
  • C’est pour ça que je n’ai pas voulu venir la voir, pendant tout ce temps. Parce que je savais que je n’allais pas pouvoir cacher ce que je ressens, cette colère qui m’étouffe, qui m’oppresse. Je ne voulais pas qu’elle me voie comme ça, moi, le fils qui ne sait même plus comment être là, comment être utile. Je ne voulais pas me présenter sous un mauvais jour. C’est raté, Sélina, c’est raté.
  • Tu peux toujours te rattraper, Jacob… Ton rendez-vous pour te faire tester n’a pas encore eu lieu que tu réagis déjà comme si tu avais, toi aussi, la mutation génétique. Personne ne t’a demandé de savoir pour les autres, c’est un choix personnel. Personne ne te jugera pour ça. Lorsque Gary a… Su pour maman. Il a immédiatement pris les devants. Son test va avoir lieu cette semaine. En attendant, moi j’ai préféré ne pas savoir. Parce que si Gary n’est pas concerné, ça ne veut pas forcément dire que moi aussi. Sa décision ne ressemble pas à la mienne, mais nous nous sommes entendus. Tes enfants, Diane, ils ont le droit de savoir, eux aussi.
  • Mais pour qui tu te prends, à émettre un avis sur ma manière de gérer cette saloperie qui nous dépasse tous ? Tu viens me faire des leçons, toi et ta lâcheté. Tu n’as pas honte ? Mais tu n’as pas honte ? Tandis que ton fils a le courage de faire le nécessaire, te voici devant moi à oser me dire que « tu ne préfères pas savoir. » Tu sais, ce que c’est, au juste, d’avoir la responsabilité de toute une famille, avec des jeunes enfants ? Des vies entières à protéger ? Moi, je suis là, en train de tout gérer, pendant que toi, tu te laisses aller à fuir cette réalité !

Elle commence à pleurer, putain, il manquait plus que ça. Je m’en fous, elle m’a énervé, j’irai jusqu’au bout de ma pensée.

  • Je n’en crois pas mes yeux. Tu crois que c’est facile pour moi, hein ? Est-ce que tu sais ce que c’est de vivre chaque jour avec l’incertitude ? De regarder dans les yeux les gens que tu aimes, tes enfants, et de te dire : « Si jamais… Si jamais je porte ce démon en moi, comment je vais leur expliquer ? » C’est facile aussi, pour toi. Gary a 25 ans, il n’a pas de femme, n’attend pas d’enfant. Ça change rien à sa vie, elle est déjà toute tracée. Mes petits jeunes à moi, ils ne demandent qu’à vivre. Qu’est-ce que tu veux qu’ils y trouvent leur compte avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête ? Diane, elle, elle ne pourra jamais se pardonner d’avoir fait des enfants avec un homme qui porte ce poison dans ses gènes, tu comprends ?
  • Tu me fais peur Jacob. Je ne te reconnais plus.
  • Ça te fait un point commun avec notre pauvre mère.
  • Je t’interdis de lui parler comme ça.
  • A-arrêtez. Alexandre, Sélina, arrêtez. Je vous en supplie, a-arrêtez.
  • Putain, mais qu’est-ce qu’elle a avec son Alexandre, elle aussi. Je ne peux plus le piffrer, son bonhomme imaginaire. Maman, mets-toi ça pour de bon dans la tête, je m’appelle Jacob. C’est toi qui as voulu me donner ce prénom minable, alors il va falloir assumer jusqu’au bout. Pourquoi tu retiens Sélina, et pas moi ?

Elle ne répond pas. Elle est là, perdue dans ses pensées, les fils qui se touchent. Ça me dégoûte. Un vide immense.

  • Parfois, je me demande si maman n’est pas déjà morte.
  • Mais tu es malade, Jacob. Tu vas t’en mordre les doigts plus tard, mais il sera trop tard. Arrête-toi tant qu’il en est encore temps.
  • Rends-toi à l’évidence. Maman n’est plus que le fantôme d’elle-même. On fait les questions, les réponses. On parle avec nous-mêmes. Regarde-la, regarde-la bien ! Une coquille vide, voilà ce qu’elle est. Comment tu peux dire que tu l’aimes encore, si tu ne vois pas ça ? Moi, je le vois. Si tu l’aimais vraiment, comme moi je l’aime, tu verrais qu’elle est déjà partie. Et tu sais quoi ? Je suis sûr que si elle se voyait dans cet état, elle nous supplierait, elle nous supplierait de la laisser partir. De l’emmener, là-bas, en Suisse ou en Belgique, pour qu’on mette fin à cette torture. Elle nous demanderait de l’envoyer se faire euthanasier, dans la dignité, c’est-à-dire loin de cette maison de retraite où la mort s’invite à toutes les tables, dans toutes les chambres.
  • Tu me dégoûtes, tu nous dégoûtes !
  • Ah, tu vois ? Tu le prouves toi-même. Tu fais le perroquet de maman. Tu penses quelque chose, tu te persuades que ta pensée est identique à la sienne, et voilà que tu oses parler à sa place. Tu la relègues au rang de marionnette que tu manipules à ta guise. Mais moi, je te le dis, on lui rendrait service. On lui rendrait service si on l’étouffait pendant son sommeil avec un coussin. Ni vu, ni connu. De toute façon, personne ne s’occupe vraiment d’elle ici. Je les vois à prendre des pauses toutes les cinq minutes pour fumer pendant que nous, on dépense une fortune pour que maman soit sous leur responsabilité. Ce serait une mort paisible. Une mort digne. On nous dira qu’elle est partie pendant son sommeil. Bien sûr qu’on vivrait avec cette idée de l’avoir tuée sur la conscience, mais au moins… on éviterait toutes ces souffrances inutiles. Pour quoi au juste ? Pour qu’elle gratte quelques jours, quelques mois de vie supplémentaire enfermée entre quatre murs, sans rien dans la caboche.
  • Tu vas trop loin, Jacob. Ça suffit, parle encore une fois et je crie « au secours » jusqu’à ce qu’on te sorte de cette chambre par la force s’il le faut. Va-t’en, et ne reviens pas. Il faut que tu ailles te faire soigner. C’est toi le véritable malade, dans cette histoire.

Je ne dis rien de plus. Mon sac était enfin vide. Après un dernier regard de compassion adressé à ma mère, j’ai tourné les talons, et je suis sorti. Le cœur lourd, rouge vif, comme une plaie ouverte. L’âme noire, brûlante, rongée par des pensées sombres qu’il était impossible d’éteindre.

 

 

 

CHAPITRE 19

20 octobre 2024,

 

La seule positive qui me saute aux yeux dans ce drame, c’est que maman n’a pas franchement l’air de se souvenir de ses interactions sociales, bonnes comme mauvaises. Par mégarde, je pensais d’abord qu’elle feignait l’amnésie totale afin de me préserver de mes inquiétudes. A mesure que je l’observe seulement, je suis contrainte d’accepter que tout lui échappe désormais. Se remémorer les rencontres de la journée, sa tenue de la veille, le prénom des gens, le contenu de ses plats, s’effacent progressivement de ses capacités cognitives. C’est convaincue que je me perçoive donc que le délire sanguinaire de Jacob n’a pas creusé son trou dans l’esprit de maman.

  • Alors, maman, comment c’était cet après-midi avec Gary ? Il est passé te voir, n’est-ce pas ?
  • Non, non, je ne l’ai pas vu. Non, non.
  • Essaie de te concentrer, maman. En arrivant, je l’ai croisé dans les couloirs en train de repartir. Il m’a dit que vous avez parlé de comment vous avez rencontré papa. Gary, souviens-toi, c’est ton petit-fils. C’est le Monsieur qui prenait des notes sur ton ordinateur en même temps que de discuter avec toi.
  • Je n’ai pas de petit-fils, non, non, non.
  • Mais si, Alexandre, tu t’en rappelles ?
  • Ah oui, oui. Alexandre ! C’est lui que j’ai vu, oui.

J’aperçois son sourire s’inviter sur son visage, ses gestes se multiplier. Son regard gagne en profondeur. Ces petites métamorphoses que je perçois chez elle ressemblent à des éclats de bonheur, aussi fugaces soient-ils. Pas grand-chose, hein. Mais assez pour étouffer les reproches de Jacob, à cause de qui je ne cesse de me remettre en question. S’il voyait ça, mon frère fermerait un peu sa bouche. Bien sûr que tu as encore des choses à vivre, maman.

  • Tiens, maman, je t’ai ramené des fleurs.

Contrairement à la dernière fois où je lui ai offert un bouquet, ma mère se plonge totalement dans les Bonny jaune et violette qui décorent le paquet.

  • Ce sont tes couleurs préférées en plus. Tu as vu ?
  • Oui, oui. J’aime. Merci. Merci.

Je suis sur le point de laisser cet espoir fragile se diffuser dans tout mon être, mais soudain, maman mord dans le bouquet. Entre les dents de son dentier, les pétales, les feuilles et les tiges forment une boule étrange, identique à celle qui se tord dans mon ventre. En lui ordonnant de ne rien avaler, elle finit par recracher. Un rire me prend, désespéré, alors que je me précipite pour ramasser ce repas de fortune. Les autres résidentes du secteur des maladies neuroévolutives ont tout vu. Pourquoi fallait-il que maman choisisse ce moment-là, dans le réfectoire du 1er étage ? Je pourrais mourir de honte. Heureusement, ces femmes-là semblent toutes perdues dans un autre monde. Satellisées entre les astéroïdes d’une galaxie désolée, mais sans excuse. Personne ne semble comprendre quel est le problème, et moi, peinée, je fais de mon mieux pour jouer la comédie.

  • Jacob, ton fils, tu ne l’as pas revu depuis la dernière fois ?
  • Jacob ? Non, non. Pas de Jacob.

Pour m’assurer, je lui répète la question avec une autre formulation.

  • Le grand Alexandre, celui qui fait de grands gestes quand il parle, et qui parle très très fort. Tu ne l’as pas revu ?
  • Pas vu, jamais, jamais il ne vient, c’lui-là. La Bendedykte l’attend, et elle peut encore attendre longtemps son Jacob.
  • Ah, c’est une bonne nouvelle ! Merde, qu’est-ce que je dis, moi ? Non, maman, en fait c’est que je suis contente, tu as appelé Jacob par son bon prénom. Ça… M’a fait plaisir.
  • Je veux l’voir, il manque à la Bendedykte.
  • D’accord, maman. Je… Lui dirai.

Mon rôle, je le déteste plus que tout. Tolérante avec les autres, intransigeante avec soi-même. Tout cela dans le but de rien laisser flirter. De ne pas laisser l’ombre de Jacob reprendre du terrain.

Je ne peux pas avertir tout le personnel que mon frère est un imbécile capable de faire du mal à sa propre mère pendant son sommeil. Je n’ai pas ce droit, et surtout, je ne veux pas provoquer un tsunami dans cet endroit où chacun fait déjà des vagues au moindre remous. Il n’y a qu’Astrid que j’ai mis dans la confidence. Sans quoi, je passerai mes jours et nuits ici, à surveiller ma mère, afin de m’assurer que mon idiot de frangin ne succombe pas à sa débilité. Lorsque je vois comment cette femme s’occupe de ma mère, lorsque je fais face à ses petites intentions, nul doute qu’elle barrerait la route à Jacob s’il ose revenir semer la terreur. Avec elle, la sécurité de ma mère est entre de bonnes mains. L’idée de reprendre les cours, de me réinvestir un peu, effleure même mon esprit. Mais tout s’effondre dès que je croise le regard de ma mère, de plus en plus perdue, de plus en plus fragile. Je vois les signes, ils sont là, évidents. La fin approche. Je songe même à démissionner, quitte à perdre tout ce que j’ai construit dans l’Éducation nationale, quitte à être radiée des listes. Pourquoi donner de l’importance aux enfants des autres si ma mère en redevient un ?

  • Bon, maman, si on faisait une partie de Uno ? Je l’ai retrouvé dans tes affaires, après le déménagement. On y jouait tellement avec Jacob du temps où nous étions gosses que, voilà, je me suis dit que ce serait un bon moyen de revivre un peu de ce bon vieux temps. Qu’en dis-tu ?
  • D’accord.

Sept cartes distribuées chacune, au moins autant de rappel des règles pour ma mère, et c’est parti. Maman ferme les yeux, puis les rouvre plusieurs fois succinctement, à chaque fois que je termine de lui donner une consigne. J’ai l’impression qu’elle essaie d’imprimer mes mots dans sa mémoire, de les fixer quelque part dans un coin de son esprit. Je me prends à croire que ce souvenir, ce petit rituel que je garde précieusement, comme un vieux doudou, pourrait renaître chez elle. L’espoir n’a duré que trois secondes, juste le temps qu’elle prenne ses cartes à l’envers.

Je souris, je ne dis rien, et même, je commence à jouer. Peut-être qu’elle va se rendre compte de son erreur ? Eh bien… non. Bien sûr. Tant pis pour mes souvenirs ensoleillés. Tant mieux pour elle. Je lui indique quelle carte jouer à quel moment, et c’est qu’elle qui finit par me battre, la coquine. Au moins, c’est la seule chose qui reste inchangée, malgré tout ce temps.

Une fois la dernière carte posée de son deck, on célèbre ça avec une joie toute simple. Je lui serre la main, un sourire sincère sur les lèvres, et je lui dis : « Bien joué. » Cela la touche, je le sens. J’aperçois une lueur dans ses yeux : celle de vouloir se lever, de marcher, de fêter cette victoire. Ses spasmes en disent long. Si seulement ses jambes pouvaient encore goûter à la liberté, même pour un instant…

Pour rattraper le coup, je pousse le fauteuil avec énergie, comme pour lui transmettre un peu de mon enthousiasme, l’emportant dans une dynamique qui, je l’espère, l’emmène au-delà de sa propre immobilité. On regarde les feuilles tomber lentement, une à une, comme ses neurones qui, eux aussi, se décrochent crescendo de leurs branches. L’automne arrive, silencieux, et je l’invite à observer ses couleurs, ses formes, car je sais, au fond de moi, que ce sera probablement le dernier qu’elle vivra.

  • Où est Guiguitte ? Astral, elle m’a dit que j’aurais bientôt « une nouvelle voisine. » Mais moi, je veux Guiguitte. C’est chez moi, aussi. Moi qui décide. Elle est où, la Guiguitte ?

Imperturbable, je singe l’indifférence, au lieu de révéler mon égarement. La vérité pèse lourd, mais je me retiens. Si je laisse la vérité éclater, je détruirais une part d’elle, un morceau de cette fragile quiétude qu’il me reste à protéger. Cette pauvre dame… Elle était épuisée, à bout de souffle. On a découvert de l’eau dans ses poumons à l’hôpital. Dès l’instant où les urgences l’ont emportée, j’ai su que la Faucheuse allait en faire de même. Le Bon Dieu auquel ma mère s’accroche, je crois qu’il a enfin daigné à lui offrir quelque chose après tout ce temps à le prier, en empêchant sa voisine de chambre de rendre l’âme devant elle.

Je dois respecter ce que j’imagine être sa volonté, continuer à tordre la réalité pour ne pas qu’elle lui torde le cou à son tour. Alors, je lui explique lentement, avec des mots qui lui passent la pommade : « Ta bonne vieille Guiguite a décidé de passer quelques jours à l’hôpital, pour se refaire une santé. Elle reviendra quand elle sera mieux, tu verras. » J’esquisse un sourire, un de ceux qu’on force, mais c’est tout ce que je peux offrir. Seul son Dieu possède le présent dont elle a besoin. Puis, avec une douceur infinie, je termine, en murmurant presque :

  • Tu la reverras un de ces jours, maman… Le regard tourné vers le Ciel, là-haut, parmi les étoiles, là où elle trouve enfin la paix, complétais-je dans ma tête.

Des efforts, j’en ai fait des milliers afin de noyer ses chagrins avant qu’ils ne coulent sur ses joues. Tous ces mensonges forment une pile de pêchés sur mon dos qui pourraient me le faire courber, seulement je reste droite, fière. L’ange qui prolonge mon épaule ne cesse de me chuchoter à l’oreille que c’était ce qu’il fallait faire. Même s’il m’arrive de le confondre avec l’autre créature, perchée à l’opposée. Doucement, nous rebroussons le chemin, je ne veux pas qu’elle prenne froid en ressentant la chair de poule qui parcoure

J’ai passé l’après-midi à refouler non seulement mes émotions, mais aussi mes incertitudes, voilà toutefois qu’un sentiment de vulnérabilité toque à ma porte. Trop de fois, je passe en boucle des scénarios dans lesquels je m’imagine vivre sans ma mère, et tous s’apparentent à un cauchemar. Je me dégoûterai à vivre en sachant pertinemment que la mort rime avec finitude.

  • Maman, tu crois qu’après la mort, c’est tout noir ?

Elle balaie ma question d’un regard, qui s’attarde en lieu et place sur un banc, minuscule à côté de mes inquiétudes, posé à l’entrée de la maison de retraite. Je ne l’avais même pas remarqué. Son visage, d’un coup, se transforme en missile à tête chercheuse. A droite, à gauche, en bas, en haut, il n’y a plus que le mouvement de ses yeux pour me signifier l’objet de ses quêtes. Dans l’attente de quelque chose ou de quelqu’un, maman gesticule avec frénésie.

  • Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu cherches quelqu’un ?
  • Pépé, c’est ici le rendez-vous avec pépé.

Ça faisait une petite éternité que mon père avait disparu de nos discussions. Trop pudique, ma mère a fait son deuil dans le silence. Jamais l’occasion de parler de mon vieux s’est présentée. Sentir sa mémoire infuser de souvenirs ce bal de la nostalgie fait danser mes émotions. Je rentre volontiers dans son jeu.

  • Qu’est-ce que vous vous dites, quand vous vous voyez ?
  • La fumée de la cigarette, elle parle à notre place.
  • Elles camouflent les mots que vous avez sur le bout de vos lèvres, répondais-je, le regard rouge en direction de l’horizon. Mon père n’était ni un tendre, ni un bavard. Vous n’avez jamais eu grand-chose à vous dire.
  • Si, si. Attentions pour moi. Beaucoup d’attentions.
  • Ce n’est pas trop tôt, maman. Profites-en.
  • Je l’aime, moins seule ici grâce à lui.

Ces mots, je les écoute sans vraiment les entendre, envahie par une vague de colère. Je voudrais stopper la conversation, la couper net. Epargner à ma mère cette douceur amère, parce que mon père ne la mérite pas. Cette maladie, cette garce de maladie, qui ose pardonner à mon père son absence. Huntington a ce pouvoir étrange : elle ressuscite les morts à mesure que tout se meurt. Elle réveille des fantômes pour ne les jeter au visage.

Puis, un bruit lourd, un son traînant. Un vieil homme, le teint livide comme un drap blanc, pousse en zig-zag un déambulateur rempli de paquet de cigarettes. Son corps frêle esquive la chute à chaque pas. Sa peau grasse qui dépasse des vêtements, son chapeau de shérif posé sur son visage bouffi, ses jambes tremblantes, pourraient faire croire qu’il est sur le point de mourir, mais sa voix roque et ses quintes de toux le confirment de trop à chaque fois qu’il ouvre la bouche pour en douter.

  • Bonjour Bendedykte,
  • Pépé, pépé, tu es là !

Je le vois, ce visage marqué par les années, par les luttes invisibles de la vie. Il me salue lentement, retirant son chapeau de shérif, comme un geste solennel, presque comique vu son état. Je lui en veux de se donner cette peine, mais je ne dis rien.

Ok, je comprends mieux. Sacrée maladie. Voilà que maman confond pépé avec cet homme. Avec une peine immense, ce Joseph me raconte avec une douceur infinie le contexte de leur rencontre. Il se souvient de tout, avec une clarté étonnante. Il parle de l’admiration qu’il porte à maman, un respect que je n’avais jamais vu de la part de mon père. Soudainement, une vérité oubliée reprend ses droits. Ma mère, enfin aimée. Enfin reconnue. En même temps que « pépé » me cause, délicatement, ma petite maman pose sa main sur la sienne. Les deux tourtereaux, ils sont vraiment beaux ensembles. J’en suis scotchée. Pépé sort une cigarette de sa réserve et m’explique qu’il va mourir, le briquet aux lèvres. Sa flamme me fait froid dans le dos.

L’instant qu’ils vivent est trop solennel pour que je le leur vole. Courageusement, je les abandonne, parce que leur intimité leur appartient, à défaut du temps qui leur reste. Cette scène d’amour, cette urgence à l’idée de vivre, à jamais, demeurera intacte dans mon cœur. Elle pourrait presque me redonner foi en l’amour si je n’avais pas seulement connu David dans ma vie. C’était un cadeau fragile, éphémère, que ma mère s’était offerte, mais un cadeau quand même. Un bonheur qui, comme le souffle fragile de Joseph, ne pourra pas durer.

Et après, que restera-t-il ? Ces sourires arrachés à la douleur sont voués à se dissoudre dans le vide. Ce que j’ai vu, ce que j’ai ressenti, me laisse un goût doux-amer. La maladie emportera tout, jusqu’à cet amour tardif qu’ils ont osé vivre. Comme un voleur dans la nuit, la maladie prend tout. Toujours la tête vers le ciel, je me mets à prier, je prie comme jamais je n’ai prié. Pour que ce Dieu ait pitié de ma pauvre mère. Qu’il lui laisse ce bonheur, juste un peu plus longtemps. Juste assez pour qu’elle n’oublie pas ce qu’est la joie, qu’elle n’oublie pas ce qu’est la vie. Si seulement je pouvais échanger ma vie contre cette saloperie. Mais la vie, elle, ne se négocie pas.

 

 

CHAPITRE 20

4 novembre 2024,

Gary,

 

Malade une semaine sur deux à cause de cette météo de merde qui mime l’hiver avant l’heure, à l’arrière de mon camion-poubelle, je subis mes trajets comme un aérophobe dans un long-courrier. Rêvant d’une pince à linge agrippée sur mon nez, je remplis une fois encore la benne à ordures des déchets des autres. Comme les autres matins de la semaine, mon téléphone a sonné à 4 h du matin, avec la ferme attention de solidifier davantage les cernes sous mes yeux. Amère est cette opposition entre ma vie au travail et ma vie privée, moi qui ai tant de mal à vider mon sac. Cette éternelle boucle infernale a au moins la capacité à me faire oublier à quel point mon avenir, lui aussi, a des chances de sentir sacrément mauvais. A vrai dire, je ne vois pas pourquoi, moi, je n’aurais pas cette maladie, maintenant que ma famille se comporte comme si tout le monde était condamné.

Aujourd’hui, comme tous les lundis, tous les mercredis, et tous les samedis, je passe une partie de mon après-midi avec ma grand-mère, une fois ma tournée terminée. Mais plus elle se réfugie dans le mutisme, et moins je parviens à tirer de quoi nourrir sa biographie. Astrid, par empathie certainement, me promet que je n’ai pas à m’en faire, « puisque cette dégradation est caractéristique chez les patients atteints par la maladie d’Huntington. » Mouais, en attendant, moi je préférais ma grand-mère quand elle se manifestait par des grands gestes, par des grimaces qui pouvaient mettre au chômage les clowns qui interviennent dans l’Ehpad. Les seuls moments où je la retrouve un peu, « la Benedykte », c’est le mercredi après-midi. La raison évidente à cela étant sa prise médicamenteuse, qui a lieu au goûter à la place du déjeuner, sans trop que je sache pourquoi. Et je compte bien en profiter :

  • Merci Astrid, pas besoin de la surveiller, je m’assure qu’elle prenne bien ses cachetons.
  • Bon, Gary, je n’ai pas vraiment le droit… Mais je te fais confiance. Ça me fera gagner du temps. Rappelle-toi, elle prend d’abord le jaune avec un grand verre d’eau, et après les deux pilules blanches.
  • Oui, compte sur moi. Pas de souci.

Pivotement léger de ma tête de gauche à droite, puis de droite à gauche, comme si j’allais traverser un passage piéton. Mais au lieu de ça, je franchis un passage interdit, en mettant discrètement ces trucs au fond de ma poche.

J’embrasse tendrement la joue de ma vieille, en lui murmurant : « Ne t’en fais pas, c’est pour la petite fille en toi que je fais ça. »

Elle acquiesce par des « mmh, mmh », comme trois-quarts des choses que je lui dis ; questions, remarques, exclamations, peu importe. C’est moi qui devrais pourtant me murer dans le silence aujourd’hui. A 17 h, j’ai un petit rendez-vous en face-à-face avec cette Audrey, dont ma mère m’a fait l’éloge plus d’une fois. J’aimerais bien que cela soit un date, la réalité néanmoins me confirme que j’ai rendez-vous avec mon futur avant d’avoir rendez-vous avec une fille. Audrey, avec le médecin qui s’est occupé de moi, vont me donner les résultats de mon test génétique.

16 h 30, 16 h 45, 16 h 50 ; j’étire au maximum mon petit rendez-vous avec la Benedykte pour repousser au plus tard possible ma confrontation à ce que va être ma nouvelle vie. Tout seul, je parle sans m’interrompre. Pire que ça, je remarque le regard appuyé des autres résidentes. Elles se méprisent si elles croient un instant que j’ai moi aussi la cervelle égarée. C’est simplement que trouver une discussion susceptible d’agiter les dernières cellules de mamie représente un sommet escarpé. Mais, fort heureusement, on en est au moment où j’aborde son rapport avec le divin, le Haut-Dieu, le Créateur de cette étrange relation de soumission entre Dieu et ma grand-mère. Mécontent, je ne le suis pourtant pas quand elle parle de son Seigneur. Ça lui fait remonter des souvenirs, ça la fait cogiter, et c’est déjà ça de pris sur la maladie. La Benedykte me dit : « A la messe, je prie. Mmmh, mmh. Oui, oui, j’ai-j’aimais bien. L’enfance, voilà ce que ça me ra-ra-ra-rappelle. » Etrange comment la sénilité de ma grand-mère étrangle tout, à l’exception du souvenir de ses jeunes années. Ça me réchauffe le cœur quand je la regarde parler, une main serrée sur son pendentif en forme de croix. Le sourire en coin, j’immortalise cette image dans mon cerveau avant de m’en aller.

Bon, c’est l’heure. 17 h 05, j’attends patiemment sur une chaise en face du bureau de la psy. J’entends, de l’autre côté de la porte, la voix grave du docteur qui a prélevé mon sang il y a des semaines de cela. D’habitude, patienter m’énerve. Mais là, mes mains moites, mes orteils recroquevillés sur eux-mêmes, mes haut-le-cœur voudraient que je fasse marche arrière. Je pourrai rester là des heures durant, tant que ça me protège de la vérité… Mon dos transpire, mes voûtes plantaires succombent aussi. Je m’humidifie de partout afin de résister à la tentation de pleurer. Tandis que je m’apitoie dans le silence, ça gronde dans le bureau. Au départ, je pensais que c’était le docteur qui élevait sa voix de minute en minute. En tendant l’oreille, la tonalité, l’articulation, de cette voix portent à croire qu’elle met plus familière que ça. Je m’approche discrètement pour mieux entendre.

  • De quoi vous parlez, là ?! Vous êtes là pour me soutenir ? Vous croyez vraiment que ça change quoi que ce soit ? Vous me dites que je suis foutu, et ça, c’est irréversible ! Cette maladie, je vais la traîner toute ma putain de vie ! Et mes gosses, merde, comment ils vont vivre avec ça ? Comment je vais leur expliquer ?
  • Jacob, c’est normal d’avoir peur pour vos enfants. C’est une situation terrible et vous avez le droit de vous en vouloir, d’être en colère, mais ces émotions ne changeront rien… Ce que nous pouvons faire, c’est vous accompagner, vous aider à comprendre et à affronter ce qui vient…

Je n’arrive pas à y croire. Jacob… Lui aussi a ses résultats aujourd’hui, et les nouvelles ne sont visiblement pas les meilleures. Fallait que nos rendez-vous se succèdent… Putain, est-ce que ça veut dire que je suis déjà condamné, moi aussi ? C’est un poison qui me ronge, cette annonce qui va survenir. Une simple poignée de mots et la vie me promet de m’écraser un jour ou l’autre.

« Vous êtes atteint, bonne chance pour faire avec. » C’est un peu comme ça qu’ils lui ont annoncé me semble-t-il, depuis mon poste d’écoute, derrière la porte. Pas étonnant qu’il soit furieux. Mais moi… moi, c’est la tristesse qui m’étouffe. Et puis, merde, quoi… J’ai déjà tant de mal à trouver quelqu’un qui veuille bien m’aimer, même ma mère oublie de le faire avec cette histoire, alors qui serait assez folle pour s’éprendre de moi si je lui dis que, dans quelques années peut-être, nos enfants mourront d’un mal incurable ? Juste parce que la génétique a décidé de me jouer un sale tour !

  • Et ma mère, hein ?! C’est elle qui m’a foutu cette saloperie dans les veines, elle qui a fait passer ça dans notre putain de génétique ! Quelle malédiction…
  • Personne ne choisit d’avoir cette maladie, Monsieur Zimoch. Ni vous, ni votre mère, déclare le docteur. Ce n’est pas de sa faute. Mais vous, à sa différence, vous êtes conscient, capable de décider de votre avenir. Vous avez les cartes en main pour entamer un nouveau chapitre de votre vie.
  • Un nouveau chapitre !? Vous rigolez, là !? C’est une sentence, une putain de sentence, et vous me parlez de chapitres comme si c’était un livre à tourner ! Vous ne comprenez rien à rien, vous voyez trop de morts pour savoir vous exprimer correctement avec les vivants. Si c’est comme ça, bah moi, je me casse.

D’un bond, je quitte mon poste d’écoute et me précipite vers la chaise, aussi rapide que l’éclair. À peine ai-je le temps de m’installer qu’il est là. C’était moins une. Dans sa colère noire, Jacob ne prête pas attention à moi. Mon oncle fait à la place voler la porte, la renvoyant contre le mur dans un fracas assourdissant. C’est une scène d’horreur… J’aimerais tant ne garder aucune trace de cette scène, mais chaque détail me crève les yeux, et tout suggère qu’elle laissera à jamais une cicatrice. Cette maladie ne se contente pas seulement de prendre nos corps, elle vole aussi nos cœurs, contaminant même le peu d’humanité qu’il nous reste. Elle transformerait le puritain en putain.

Le binôme sort à son tour. Audrey et le docteur m’intiment d’attendre, parce qu’ils ont manifestement besoin d’une pause. Je leur réponds : « Moi aussi. » Quelques minutes séparent cette interruption de leur retour, et je leur emboîte le pas, la tête baissée. Une odeur de tabac froid les poursuit.

  • Gary, avant de commencer, je tiens à vous rappeler que nous avons des services d’accompagnement exceptionnels pour tout type de situation liée à la maladie d’Huntington. Que ce soit pour gérer les symptômes, le suivi psychologique, ou même les groupes de soutien… il y a toujours des options pour vous aider à traverser ça. Nous mettons tout en œuvre pour que vous ne soyez jamais seul dans ce parcours, quelle que soit l’issue.
  • Nous comprenons que l’incertitude est pesante, Gary. Mais quoi qu’il en soit, nous devons être prêts à toute éventualité. Si les résultats sont positifs, il y a des traitements et des stratégies pour ralentir l’évolution de la maladie. Bien sûr, ce n’est pas facile, mais il y a toujours des solutions pour préserver la qualité de vie. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir.

Je ne sais pas trop quoi leur répondre, alors je ne réponds pas. Les secondes se déguisent en minutes, tant qu’à moi, j’ai retiré tous mes masques. J’apparais dénudé de tout charme. Prêt à me faire emporter par le premier coup de vent.

  • Il est parfaitement normal de se poser des questions, d’être envahi par cette peur. La perspective de la maladie est déstabilisante, c’est une véritable tempête émotionnelle. Mais quoi qu’il en soit, même dans le pire des cas, sachez que vous n’êtes pas seul.

J’ai maintenant les larmes aux yeux, qu’est-ce qu’ils attendent au juste ? Que je m’effondre ? Merde ! Mon teeshirt empeste, il parfume cette peur inodore que je sens se diffuser dans tous mes pores. Encore une minute et je vais tourner de l’œil, j’en suis sûr.

  • Gary, après avoir examiné vos résultats et les tests, je peux vous dire, sans l’ombre d’un doute… Que vous n’êtes pas porteur de la maladie d’Huntington.
  • Quoi !? Vous êtes sûrs… ?
  • Oui, lisez par vous-même.

Avec anxiété, je saisis le document qui présente mes résultats. Dessus, il est mentionné : « Après examen des résultats, il a été déterminé que les couches HLL (Hyperplasie du Locus de Huntington) ne sont pas touchées. Le patient n’a pas hérité de la mutation génétique responsable de la maladie de Huntington. » Bordel ! Frissons qui parcourent de long en large mon corps. Me voilà à grelotter avec mon dos trempé et mes auréoles sous les bras. J’en aperçois une troisième pousser au-dessus de ma tête, maintenant que j’ai la sensation qu’un ange a bien voulu me protéger du mauvais sort.

  • Je… Je, je, je n’y crois pas. Il y a une erreur, ce n’est pas possible !

Les deux têtes de nœud se regardent l’un l’autre, se questionnant manifestement sur l’origine de ma détresse. Le doute habite leurs yeux, leur perplexité est visible. J’ai l’impression qu’ils vont éclater de rire, en se demandant bien quelle mouche m’a piqué pour être autant à côté de la plaque. Mais moi, je suis suspendu à cette épée de Damoclès qui flotte au-dessus de ma tête, menaçant de me fendre en deux.

  • Non, Gary, ne vous inquiétez pas. Les tests génétiques modernes, notamment ceux basés sur le séquençage comme celui que nous vous avons fait, offrent des taux de précision très élevés, souvent supérieurs à 99 %. Vous n’êtes pas concerné par cette maladie, c’est certain.

Je suis jeune et insolent, pour cette raison, je me suis levé pour les engueuler, en remettant en cause jusqu’à leurs compétences. Que c’était inadmissible de mentir à un jeune homme déjà trempé dans la tourmente. En claquant la porte derrière moi, j’entends le frémissement de leurs rires. Ça doit leur faire du bien de penser que nous sommes une famille de fous, entre Jacob qui en vient presque aux mains pour un résultat de test, et moi qui m’insurge parce que je suis dorénavant plus isolé que jamais. Je porte cette solitude nouvelle comme un fardeau en plus.

Une fois installé dans ma voiture, je me pince environ une dizaine de fois. Juste pour être sûr de ne pas être un cauchemar. Je baisse l’abat-jour, ouvre le miroir d’appoint, regarde dedans. « Oui, c’est bien moi, ce n’est pas un autre. » Je ne suis pas loin d’exploser, comme la planète. Comme une étoile morte qui prend soudainement conscience de son vide.

Mais mon devoir de fils me rattrape. Il me faut appeler ma mère, qui attend comme moi les résultats de ce test. Elle doit se faire un sang-d’encre en imaginant les pires scénarios possibles. « Voilà maman, tu n’as pas accouché d’un monstre. Je ne mourrai pas en oubliant tout, mais en sachant que vous allez vous éteindre en ne vous souvenant plus de rien. Et si toi aussi tu es hors de cause, sois heureuse : on sera deux à regarder notre famille disparaître dans l’oubli. Ah, et tu sais quoi ? Cette nouvelle… Elle veut aussi signifier que je suis probablement la seule personne qui peut mettre au monde des enfants « sains ». La seule à pouvoir offrir autre chose que l’extinction aux nôtres. Rien que ça. C’est une charge qu’aucune personne n’est évidemment prête à porter. Bon, j’ai tout dit. Bonne soirée à toi. »

C’est ce que j’aimerais lui confier. Seulement, les devoirs sont les devoirs. Et ses mots, si je les prononçais, incarneraient des aiguilles susceptibles de lui trouer la gorge. Donc, la larme à l’œil, je lui confirme que je suis « sauvé. » En bonne caricature de ce qu’on attend de moi. Comme si j’étais l’architecte d’une victoire qu’il me faut célébrer. Mais en moi, le syndrome du survivant brûle plus fort. Elle exulte, ses ondes négatives ininterrompues ne trouvent plus de fréquence pour s’exprimer :

  • C’est fantastique, mon fils. Fantastique. Tu vas vivre. Vivre !

Les pleurs qui coulent de l’autre côté du téléphone sont pleines de joie, contrairement aux miennes.

  • Tu ne peux pas savoir… Comment j’étais effondrée, comment je craignais d’avoir failli à mon devoir de mère. Cette peur m’écrasait. Je me disais que si tu étais atteint, ce serait ma faute. Non seulement je t’aurais donné la vie, mais aussi la mort. C’était insupportable.

J’entends sa peur, son amour, son désespoir, et quelque part, je comprends. Tout l’univers qui se serre autour d’un espoir, d’une espérance. Le soulagement qu’elle doit ressentir n’a pas de pareil, je n’en doute pas. Mais, maman, il y a des fardeaux qu’on porte en silence, des vérités trop lourdes pour être dites. Tu ne sauras jamais la tempête qui me ronge de l’intérieur. Tu ne sauras jamais ce sentiment d’illégitimité qui m’étouffe, cette révolte profonde à l’idée de vivre, quand je sais que vous êtes probablement tous condamnés. Tout ça, pour ton bonheur.

 

 

 

 

CHAPITRE 21

Benedykte,

22 novembre 2024,

 

Odeur désagréable dans ma couche. Dans ma bouche, pire odeur encore. Teint livide dans la glace. Lit vide à côté du mien, aussi. Oh, la Benedykte va vraiment pas bien. Caillou dans sa tête a provoqué grand écroulement. Du-du-du mal à l’exprimer. Je voudrai que… Ça s’arrête ! Pitié, faites que ça s’arrête, Dieu…

Les blouses blanches, elles m’ignorent. Pour laver, donner à manger, mettre au lit, non. Mais, dans leurs pupilles, je suis plus vraiment une humaine. Posée dans un coin de la pièce, je fais partie des meubles. Les yeux dans le vide, c’est la télé qui me regarde. Seulement elle qui me donne de l’attention. Les autres, rien. Hormis si je pue. Lorsque c’est dans la couche, on me change, on m’engueule, on me méprise. C’est toujours mieux que l’ignorance.

Sieste sur sieste pour passer le temps. Parce que mes mauvais rêves valent plus le coup. Enfin, m’en rappelle plus, donc je devine que ça doit être ça. Bonhomme en face de moi dit me connaître. Ce n’est pas que je m’en rappelle plus aussi. C’est que j’arrive plus. Plus à parler. Plus à réfléchir. Plus à vivre.

  • Bon, ma petite mamie d’amour, il n’y a rien de grave à avoir oublié qui j’étais. Moi, je ne t’oublierai pas. Ne s’attardons pas sur ce sujet. Regarde plutôt ce que je t’ai ramené.

Des peintures, des photos. Qu’est-ce qu’on va faire ?

  • On va faire un petit jeu. Si tu arrives à me dire quel pot de peinture contient quelle couleur, alors tu as le droit de regarder une photo. Ainsi de suite.
  • Mmmh-mmh.
  • Bon, on commence facile. Regarde cette couleur, c’est celle qui colorie le ciel quand il n’y a pas de nuage.

Ciel… Ciel… Ciel… Concentre-toi… Je… Ne sais plus. Dis quelque chose. Dis quelque chose.

  • Rou-rouge…
  • Euhm… Oui, tu as raison ! Quand le Soleil se couche, le ciel laisse apparaître de belles couleurs rougeâtres et bordeaux. Et puis, enfermée dans ses quatre murs, difficile de définir la composition du ciel. Bon, tu as le droit de tirer une photo.

Mains tremblantes. Dur de choisir. Il m’aide. Merci. Je regarde. Oh, oh, oh. Mais… C’est lui ! Et moi ? Vieille photo. Bords cornés. Visages différents. Plus jeunes. Oui, oui, c’est moi ! Sur mes deux jeunes ! Et lui, en jeune adolescent… ça me revient !

  • Alex-andre ! Mon petit bonhomme ! La Benedykte est contente de te voir.

Gêne sur ses joues. Jolie réaction. Merci, la vie. Pour ce petit moment. Ah, dame en blouse blanche arrive…

  • C’est l’heure de prendre ses médicaments, Benedykte. Ecoute, Gary, la dernière fois où je t’ai laissé surveiller Benedykte avaler ses cachets, je l’ai trouvé plus…
  • Energique ! Super !
  • Non, brusque. Ces grands gestes de chorée sont revenus. Je pense que tu t’es trompé dans l’ordre de prise des médicaments. Ce n’est pas grave, mais il ne faut pas que ça se reproduise. Respecter la posologie des patientes dans ce secteur est primordial pour les garder en bonne santé le plus longtemps possible.
  • C’es su-… C’est dommage. Enfin, oui, je comprends. Je te laisse faire. C’est toi la cheffe, après tout.
  • C’est bon, c’est fait.
  • Je vais amener ma grand-mère aux toilettes, je crois qu’elle a envie de faire la petite commission. T’inquiète pas, je sais faire. Maman m’a montré comment il fallait faire. Merci Astrid.

J’ai envie de faire pipi, moi ? Bon, d’accord.

Une minute plus tard, j’ai la tête qui frôle l’eau de la cuvette. J’ai-j’ai peur.

  • Ma petite mamie, n’aie pas peur. Ca va être un mauvais moment, mais je fais ça pour toi. Je préfère te le dire maintenant pour que tu ne sois pas étonnée : je vais te mettre un doigt au fond de la bouche. Juste 5 secondes. Tu me fais confiance ? Bon, on y va.
  • Mmmmmh, mmmmh, mmmmh !
  • Aïe, putain… Tu m’as mordu ! Ça… ça fait mal, merde ! Tant pis, on y retourne, il ne faut pas que tu digères ces merdes de sédatif. Le temps presse, bordel Ils veulent nous faire croire que c’est la maladie qui te transforme en légume. Sous prétexte que ton petit truc en plus te rend marteau, voilà qu’ils te bourrent comme une oie à Noël. Tu ne souffres peut-être plus, avec tout ce que tu injectes. Mais c’est une torture plus insoutenable encore de ne plus être maître de soi-même. Allez, tu es prête ?
  • Mmmh, oui. Vite.

Cette fois, je crois que j’ai compris. L’eau de la cuvette change de couleur. Mon petit bonhomme, brosse à dent dans la main, apaise mon haleine.

  • Superbe, ma petite mamie ! On l’a fait. C’est notre petit secret, à nous. Il ne faut pas le répéter. Je compte sur toi….
  • Ça me va… Viens, allons vérifier si le ciel est de couleur rouge aujourd’hui. Je te donne ma veste et on y va !

Assis sur le banc devant la maison, on parle. Surtout lui. Mais moi, je n’écoute pas. Il manque quelqu’un sur ce banc. Perturbée. Très perturbée. Je me demande qui. Qui ? Réfléchis…

  • Je n’ai jamais vraiment connu ton mari. Maman ne m’a jamais parlé de lui, à cause de leurs différends certainement… Je pense que ça n’a pas toujours été facile à ses côtés… Pour cela, je lui en voudrai toujours un peu. Mais bon, je n’ai pas envie de parler de lui, pas maintenant. Je veux plutôt que tu me racontes ta vie avec lui, quand vous étiez jeunes, ensemble. Tu te souviens de pépé ?
  • Pépé, oui, c’est ça ! Il est où pépé !?
  • Mamie, arrête de t’agiter… Qu’est-ce qu’il se passe ?
  • Pépé, je veux voir pépé ! Il me manque !
  • Fais attention, avec tes grands gestes, tu pourrais te faire mal, et même blesser quelqu’un par inadvertance. Il faut que tu te calmes. Mamie, écoute… Je sais que tu veux retrouver Pépé. Je sais que c’est dur. Mais Pépé, il est là, dans ton cœur. Et il ne voudrait pas que tu souffres comme ça, je t’en prie, calme-toi…
  • Si ! Pépé ! Là ! Et je-je-je veux être avec lui ! MMMmmmh ! MMMMMMMH !
  • Au secours ! J’ai besoin d’aide, s’il vous plaît ! Bouge pas, mamie. Je vais aller chercher de l’aide.
  • Tu vas aller chercher pépé ?
  • Oui, oui, c’est ça… Ah, ouf ! Astrid, tu es là. Je ne sais pas ce qu’il se passe, ma grand-mère tourne en boucle un film dans lequel mon grand-père serait censé se tenir sur ce banc, avec nous. J’ai compris qu’elle délirait, mais je ne sais pas comment la calmer, regarde ses gestes. Elle ne se contrôle plus, je crains pour elle…
  • Je vais l’apaiser Gary, ne t’inquiète pas, les médicaments vont faire effet… Ah, punaise… Je crois savoir. Ta mamie confond ton grand-père avec un Monsieur qu’elle a rencontré ici. Joseph.
  • Joseph ?

La dame soupire. Pourquoi elle répond pas, la dame ? Répond, la dame ! Réponds !

  • Ta maman t’en parlera mieux que moi. Ils ont vécu leur petite histoire, c’était très joli à voir. Mais Joseph était atteint d’un cancer généralisé, il est parti au ciel il y a deux-trois jours de ça.
  • Parti au ciel ? Parti au ciel ? Mais moi, je veux être avec pépé. Moi aussi, je veux partir au ciel ! Si c’est pour le voir…

 

La dame, doucement plante dans ma peau une aiguille. Pas bobo. Je frissonne. Pas de douleur. Mais d’autre chose. Je sens le bien se propager. L’impression de monter haut dans les nuages. Sensation bienfaisante. Je ferme les yeux. Me voilà… Partie. Pépé me tend les bras. Lumière blanche. Long tunnel. Lèvres qui murmurent mon nom. Au revoir, solitude. Au rêve, tête folle. Au revoir, tristes pensées. J’espère me réveiller avec lui.

Mmmh, mmmh. Je me réveille. Je sens une présence. Froide. Pas de bras. Pas de chaleur. Pas de sourire. Pas de pépé. Juste un lit, simple, triste. Comme la douleur en moi. Des murs, toujours les mêmes murs. Noirs comme l’avenir. Pourquoi je suis là ? Pourquoi j’ai ouvert les yeux ? Je voulais pas. Je voulais rester là-haut. C’est comme si j’étais… tombée. Mais je veux pas me relever. Ma vie d’avant me manque. Lorsque cerveau se branchait à la bonne fréquence. Quand ça grésillait pas dans ma bouche. Loin des blouses blanches. Près de ma maison. Ma vraie maison.

Je referme les yeux. Pour repartir. Ça marche pas. Je ne suis plus fatiguée. Juste épuisée. Par la vie.

 

 

 

 

CHAPITRE 22

Jacob,

24 novembre 2024,

 

  • Depuis des semaines, tu t’effaces progressivement, Jacob. Maintenant, ça suffit, dis-moi ce qu’il se passe. Je suis une femme, ta femme, et nous autres ressentons les choses que vous, les hommes, tentez de nous cacher.
  • Mais, ma chérie, ça fait des journées que je t’explique par A + B que tu te trompes…
  • Bon, avoue maintenant ! Je me trompe, ou tu me trompes ? Jacob, rends-toi compte ! Les enfants me demandent pourquoi tu rentres aussi tard, et je n’ai rien à leur répondre. Ils ne savent pas pourquoi tu as décidé, pour nous, de rester en Lorraine, si c’est pour ignorer ta mère. Tant qu’à moi, je me suis fait une raison, tout ça pour éviter le conflit avec toi. J’ai multiplié les sacrifices pour satisfaire ton petit monde intérieur, stop maintenant. Tu me dois la vérité, on n’est plus dans ton petit monde à toi mais dans la vraie vie. Tu ne me regardes plus, tu ne t’intéresses plus à moi, à tes enfants. Pourquoi ?
  • Je t’assure, mon cœur, je t’assure. Tu dois me croire : je t’ai aimé, je t’aime, et je t’aimerai. C’est que… J’ai beaucoup de travail en ce moment. Je reprends tous les dossiers que j’ai laissés de côté en pensant que nous allions nous en aller. J’ai pris du retard et…
  • Assez ! C’est faux ! Thierry m’a dit que tu partais de plus en plus tôt du travail, pour soi-disant te présenter à des rendez-vous médicaux ou à la maison de retraite pour aller voir ta mère… Tu lui mens, ou tu me mens, je ne sais pas… Dans tous les cas, tu mens ! Je n’ai pas envie de m’énerver à la maison et de crier devant les enfants. On s’est toujours promis de ne pas le faire, et contrairement à toi, je ne mens pas à moi-même. Alors, s’il te plaît, fais les choses pour une fois correctement et prends tes affaires. Va dormir dans un hôtel, ou chez ta maîtresse. Tant que c’est loin de moi… Prends le temps de réfléchir à la portée de tes actes et reviens me voir quand tu auras mis des mots sur tes agissements.
  • Mais, Diane… Je ne veux pas m’en aller… Je ne veux pas dormir loin de toi… Je t’aime… Ma vie est foutue sans toi…
  • Il y a les paroles et les actes, Jacob. Lorsque j’ai appris que ta maman souffrait et que tu voulais veiller sur elle, je n’ai pas pipé mot. Parce que, justement, je t’aime. Je me suis sacrifiée pour toi. Je me répète, mais c’est important que ça rentre dans ta tête. J’ai tout fait pour toi. Et maintenant, je console nos enfants qui doivent poursuivre leur scolarité ici pendant que tu es en train de sauter je ne sais qui… C’est pour ça que tu voulais qu’on reste chez nous, pour ne pas t’éloigner de cette femme ? Pfff, tu n’as rien à me dire. Tu me regardes comme ça, silencieusement, avec ton air de chien battu. Tu n’as même pas le cran de me l’avouer, et ça me dégoûte encore plus. Donc tu prends tes affaires, et tu pars. Tu pars ! Peut-être qu’un peu de solitude te rafraichira les idées…

 

Découragé, je me suis plié à la volonté de ma femme. Si j’ai retenu une chose de l’éducation de ma mère, c’est qu’on ne manque pas de respect à une femme qui manque déjà de tout. C’est pour cela que je suis arrivé, le cœur décoloré, au comptoir d’un bar du centre-ville de Nancy. Le Mac Carthy. J’ai commandé instinctivement un scotch, parce que les garçons esseulés comme moi savent que c’est l’alcool des gens tristes. Deux-trois verres ingurgités plus tard, je serre mes mains pour ne pas les mettre dans ma poche, à la recherche de mon téléphone, dans le but d’appeler Diane. Il est déjà 22 h, et je passerai pourquoi, moi, à l’appeler ivre mort en articulant à moitié mes supplications ? Ma tête tourne. Je me concentre sur autre chose pour faire passer cette montée d’ivresse. En regardant autour de moi, je remarque au nombre élevé de jeunes personnes présentes qu’une soirée étudiante se prépare. Qui plus est, j’observe, désarmé, que je suis invisible à leurs yeux. Personne ne regarde le vieux dégarni et son embonpoint d’épicurien, je ne suis plus que l’ombre qui reflète la lumière. Me voilà invisible, inexistant, comme ce à quoi ressemble ma vie désormais. Je ne vis plus, je survis. Pour passer mes nerfs, j’entame mon quatrième verre à une vitesse olympique. Le cinquième ne fait pas long feu non plus. Et comme mon état le suggère bel et bien, cela doit faire une petite éternité que je ne me suis pas enquillé de la sorte. Le relent d’alcool que j’ai inopinément vient confirmer cette supposition. A la place du fleuve de pensées que j’ai en tête, j’en crache maintenant un sur le comptoir, de couleur orange dégueulasse. La honte, putain !

Les jeunes, autour de moi, commencent à rire gaiement. D’autres se moquent. Les décibels augmentent. J’ai un sentiment de culpabilité immense en moi. J’aimerais m’effacer du monde. Ou au contraire l’effacer d’un grand revers de la main. Dépossédé de moi-même, je prends les jambes à mon cou, ne me méfiant même pas de mon vomi. Je marche dedans, manque de me ratatiner. Des rires ressurgissent des entrailles de ces jeunes qui pourraient être mon aîné.

Je m’enfuis à toute vitesse jusqu’au premier hôtel du coin. Voilà que je tombe, en titubant à moitié, devant le Mercure Hotel de la gare. Quatre étoiles, 180 € la chambre. « Ça fera l’affaire, nan ? », dit ma petite voix sarcastique. Jamais je ne me suis payé quelque chose de pareil, mais il faut une première à tout. En ne prenant garde à mes gestes précipités, j’entre, essoufflé, dans ce concon luxueux. Je remarque, à mon ton hésitant, à ma tête d’homme mi-patraque, mi-bourré, que la réceptionniste réfléchit à deux fois avant de m’attribuer une chambre d’hôtel. Heureusement, elle finir par me donner une clé, chambre 502, 5ème étage. Je prends les escaliers et grimpe, grimpe, grimpe, si vite que mon ombre peine à me suivre. A peine ai-je le temps de m’installer que je m’évanouis dans mon lit, la tête grosse comme une pastèque, le cœur vide comme… Moi.

 

25 novembre 2024,

 

Le lendemain, une migraine m’empêche de me lever de bonne heure. Quand je daigne enfin d’ouvrir les yeux, j’aperçois que je câline un coussin comme si c’était Diane. Mes maux de tête s’intensifient quand je me découvre en si piteux état. Je souffle : « Je passe pour un adolescent en dépression après sa première rupture amoureuse, ressaisis-toi. » Puis, face au miroir de ma chambre, je me dis finalement qu’il ne vaut mieux pas que j’aille travailler. « C’est quoi cette tête. Mon Dieu. Seulement cinq verres, et je ressemble à ça », m’écriais-je. Comme le ciel, je suis tout gris. De teint, d’humeur, de tout. Chaque parole que j’ai envie de prononcer ressemble à un cri. Je m’insupporte, mais je l’ai bien cherché, ce naufrage. « Il serait temps de se ressaisir, tu ne crois pas ? »

Bon, bien que je ne me souvienne pas de quoi j’ai bien pu rêver – tu m’étonnes – il me semble que la nuit a été, n’empêche, bonne conseillère. Dans mon ivresse agitée, je me suis affligé mes quatre vérités. Et ce qui en est ressorti, c’est qu’une vérité difficile fait moins mal que dix mensonges faciles. La vérité, c’est que j’emploie l’expression « la vérité, c’est que » sans jamais la dire. Ca suffit maintenant.

« Ca suffit. » Je me répète en continu cette phrase pour bien l’intégrer dans mon esprit. Allez, je me casse d’ici. D’un pas décidé, je décide donc de prendre la route de l’Ehpad. Parce que j’ai des choses impardonnables à me faire excuser. J’ai besoin de dire à ma mère : « Je vais enfin être à la hauteur, maman. Je vais tout leur dire, à Diane, à mes enfants. Ne t’inquiète pas. Ce n’est pas de ta faute. C’est de la mienne, tout ce qui m’arrive. Ne t’en veux pas s’il te plaît. Je vais reprendre ma vie en main. » En faisant cap vers la maison de retraite, j’appelle Thierry pour lui préciser la raison de mon absence. « Je vais voir ma mère », que je lui dis, en ajoutant : « N’oublie pas de le rapporter à ma femme le plus vite possible. » Il fait semblant de ne pas comprendre. J’enchéris : « N’oublie pas également que je suis ton patron et que je peux te virer quand je veux », en raccrochant sans lui laisser le droit à la réponse. Espèce de cafteur, va.

Garé, je coupe le contact. C’est plus simple, de couper le contact, quand il s’agit d’une voiture et non pas de ta famille. Je n’y peux rien, mais quand mes yeux fixent ce bâtiment graveleux, je ne peux pas m’empêcher d’avoir la nausée. « On dirait un hôpital psychiatrique, sérieux. » Allons, allons. Prends sur toi. « Une demi-heure d’efforts et tu seras fier de toi, allez mon grand. »

Direction le secteur des fous, celui de ma mère. Je salue le personnel en train de fumer clope sur clope devant le bâtiment. Il y a des choses qui ne changent pas. « En fumant autant pendant leur temps de travail, ils vont finir par crever avant les résidents dont ils ont la charge. » Pssht, tais-toi. Garde ça pour toi. A l’étage, je croise Astrid, je lui dis « bonjour », elle ne répond pas. Bon, ce n’est pas grave. Elle a dû avoir écho de ma chamaillerie avec ma sœur, elle ne se retient jamais de tout raconter, ma sœur, ça lui fait son charme. Petite, elle répétait toutes les bêtises que je faisais à maman. C’était sa manière à elle de me protéger du mauvais œil, alors je ne vais pas lui en vouloir d’avoir gardé son âme d’enfant quatre décennies plus tard… Grande respiration avant d’entrer dans la chambre « Tu ne fais pas le con, hein ? Ne fais pas le con. »

Ma petite vieille a le visage figé dans la roche en m’apercevant. Pas une réaction. Pas une émotion. A côté d’elle, Gary, que je salue d’un bref mouvement de la tête. Je m’approche de ma mère, et je lui embrasse le front.

  • Bonjour, maman. C’est Alexandre. Je… Suis content de te voir. Mmmh. Je pense… Je pense que tu ne t’en rappelles pas, merde, enfin, façon de parler… Je voulais m’excuser pour ma réaction, la dernière fois. Ce n’était pas correct de ma part. Je tiens à m’excuser. Ca ne se reproduira plus, je te le promets.
  • Mmmmh mmmh

Gary s’éclipse en catimini de la discussion, il ne veut pas déranger. Mais il s’emmêle les pieds dans les fils de son ordinateur portable et fait chuter de la table l’appareil. Fracas sur le sol. Pour ne pas déranger, c’est réussi.

  • Merde ! Ne me dis pas qu’il est cassé… Merde !

On vérifie ensemble, et ouf, ni l’écran ni le clavier semblent touchés. J’aide mon neveu à récupérer les quelques feuilles qui ont, elles aussi, étaient emportées dans la chute. Parce que je suis curieux, je jette discrètement un œil à ce qui est écrit dessus. Oh, là là. Le net mouvement du recul et la mâchoire contractée de Gary m’indiquent que j’ai peut-être fait une erreur. Je veux arrêter illico-presto mon entreprise, ce n’est pas mon genre d’indigner les gens tu me diras… Mais voilà que je vois mon prénom, celui de mes enfants, suivis des mentions « positif » pour moi, et « ne sait pas encore » pour Gaspard, Léon et Bea.

  • C’est quoi cette histoire, dis-je en sachant pertinemment de quoi il s’agit. Comment tu sais ça ?
  • Je… ça me gêne que tu sois tombé dessus. Pfff, je ne sais pas où me mettre. Je voulais t’en parler en temps venu. Je peux t’expliquer, mais seulement si tu ne t’énerves pas… Tu me le jures ?

J’ai du magma dans les veines, déjà. Quelle audace de me demander ça après avoir fouillé dans mon passé. C’est qui, au juste, ce petit con ? On ne dépoussière pas comme ça les choses que les autres gardent secrètes. Putain… Rappelle-toi ce que tu t’es dit : « Tu gères, tu gères. » Prends sur toi.

  • Je… Vais essayer. Cette saloperie… Me grignote. Me dévore. Je ne me reconnais plus. Elle prend possession de moi.
  • Lorsque tu as appris, concernant Huntington.
  • Ne dis pas son nom ! Je t’en prie, ne prononce plus son nom, où ça va m’énerver très fort !
  • Tonton, je t’en prie, écoute-moi. Lorsque tu as appris pour la maladie, tu es parti en étant très énervé, justement, et, tu ne l’as peut-être pas remarqué, mais j’attendais dans la salle d’attente. J’étais le prochain à passer avec Audrey.
  • N’importe quoi ! Ne me mens pas, ne me mens pas. C’est déjà assez dur comme ça…
  • Pourquoi je te mentirais ? Regarde, je peux te dire que tu es parti en furie, tu as claqué la porte derrière toi. Je ne peux pas le deviner, ça. J’étais juste à côté de toi à ce moment-là, je te jure.
  • Bon… D’accord. Qu’est-ce qu’ils t’ont dit pour toi ?
  • Ne sois pas gêné, bordel. Dans cette tragédie, ce n’est pas nous ni personne, les maîtres de notre destin.
  • Je suis négatif.
  • Putain, mais quelle injustice ! Toi qui n’as pas d’enfant, eh bien super, tout va bien. Tu n’es pas atteint. Tant qu’à moi, j’ai à aller me faire foutre. Après avoir fondé une famille, voilà que j’apprends que mes enfants sont en danger. C’est dégueulasse… Ne crois pas que je ne suis pas content pour toi. Mais quand même. C’est injuste pour mes petits.
  • Eh, on n’est pas là pour débattre de qui a la vie la plus fauchée par cette nouvelle. Tu crois que c’est facile, pour moi, de faire semblant d’être heureux ? De dire « hamdoullah moi ça va » alors que ça ne va pas du tout. Je me sens seul, tonton. Plus personne ne me donne l’heure depuis des mois. Savoir que je n’ai rien, bah ça accentue davantage encore la situation. Eh, je ne l’ai pas choisi, moi, d’être négatif. On dirait que vous me le reprochez, vous tous. Tu sais quoi, si j’avais pu décider de mon propre sort, j’aurais préféré être comme vous.
  • Oh, épargne-moi tes paroles de victime. Sois un homme maintenant. Sers-toi de cette bonne nouvelle pour faire quelque chose de ta vie au lieu de te plaindre de ton sort.
  • Mais, pour qui tu te prends ? Tu n’es pas mon père. T’es qui, d’ailleurs ? T’es censé être de ma famille, mais tu ne t’es jamais comporté comme tel. Toujours absent, d’abord pour mamie, ensuite pour ma mère, et enfin pour moi. La triplette ! Félicitations ! Je m’en fous, moi, je n’ai pas besoin de toi. T’as jamais été là, de toute manière. Regarde par toi-même, je remplis ton rôle en m’occupant de ta mère tandis que tu chiales « gne gne gne je suis positif. » Ta mère, ça fait des années qu’elle est malade, qu’elle perd la tête, on ne l’a jamais entendu s’apitoyer. Toi, champion, bravo ! En plus de pleurer dans nos baskets, à ma mère et à moi, tu arrives à être odieux, méchant. Occupe-toi déjà de la personne qui t’a changé les couches quand tu étais un petit pisseux avant de me faire la morale.
  • Mmmmh, mmmh. A-A-aaa-rre-tez !

Je le saisis par le col, je rêve de lui refaire la façade, à ce petit con que sa mère a manqué d’éduquer. Voilà ce que ça donne, un père absent. Je vais lui enseigner le respect.

  • Vas-y, cogne. Tape-moi. Hurle. Rumine. Crie. Crache-moi dessus. Montre à ta mère la personne que tu es devenue. Superbe, ah ! Tu fais honneur à l’éducation qu’elle t’a léguée ! Transforme-toi en animal sans retenue !
  • Ne me parle pas comme ça ! Tu sais pas à qui tu t’adresses !
  • Ah si, je sais très bien. A un fainéant qui manque à ses devoirs. A un égoïste qui ne pense qu’à lui. A un homme qui oublie de se compoter comme tel. En fait, t’étais déjà complètement malade avant de le savoir. T’es-tu demandé un seul instant pourquoi j’ai noté tout ça sur mes feuilles ? Juste une fois ?
  • . Oui… Non. Mais je m’en fous !
  • Non, tu ne t’en fous pas. En fait, j’aide ta mère que t’a laissé à l’abandon à se souvenir au mieux de sa vie. Je retrace son existence. Je m’intéresse à son enfance, à maman, à toi. J’écris ses mémoires, celle de notre famille, celle qu’elle est en train de perdre. Je lui donne ce que la maladie est en train de lui prendre : des souvenirs. Alors, ouais, je parle de nous, de ce qui nous arrive. Avec nos aspérités et nos démons. Des gens qui ont la maladie, des gens qui ne l’ont pas. Surtout, je parle de la vie, de l’instant présent, parce qu’il ne reste que ça à mamie. Ne gâche donc pas tout.

Je le relâche. D’un coup, je me sens bien con. Ridicule. J’allais lever la main sur ma propre famille, là ? Pourtant je n’arrive toujours pas à me contenir. Je suis à la merci de ce poids sur le cœur qui me fait enchaîner les erreurs impardonnables. Dans une rage noire, je crache à la face de Gary mon venin. Transformé en serpent, je maudis mon neveu en dilapidant des phrases sur le compte de Gary que je pense davantage pour moi que pour lui :

  • Mais quelle honte, quelle honte. Ecrire sur une histoire que tu ne connais pas. Décrire une peur qui ne te lancine pas. Restituer la torture d’une maladie que tu ne portes pas dans tes gênes. Tu écris un livre sur MA maladie. MA VIE ! Je t’ai vu grandir, sourire, courir sans savoir ce qu’est le poids de lever les pieds et aller de l’avant. Et voilà que tu m’écrases en allant fouillant dans cette histoire comme dans un puits sans fond. Tu peux écrire ce que tu veux, dans ton tas de feuilles. Tu ne sauras jamais refléter la douleur de ce regard dans le miroir. Celui qui te dit que chaque geste que tu fais peut-être le dernier que tu contrôles totalement. Tu peux mettre tous les mots que tu veux dans ton bouquin, ils ne seront rien de plus que des pages à tourner. Aucun livre ne pourra témoigner de la haine que c’est de voir grandir ses enfants avec ce poids. Aucun livre. Ce n’est pas un film à raconter, ce que l’on vit. C’est la putain de réalité, et toi tu veux en faire un spectacle !
  • C’est toi qui me fous la honte ! Tu penses sérieusement un seul instant que je suis là, tous les jours à observer ma grand-mère rendre l’âme, pour jouer l’écrivain ? Ma destinée, avant cette merde, c’était de partir à la découverte du monde afin de rendre visibles les luttes invisibles des gens que je rencontre. Je rêvais de journalisme. D’être la lumière qui éclaire l’ombre du monde. De poser des questions là où ne réside aucune réponse. C’était pas prévu, ce virage à 360 degrés. Tout ce que j’ai choisi, c’est de rendre justice à ma grand-mère. Qu’est-ce que j’en ai à foutre des « Bravo Gary » et de la gloire ? J’espère juste qu’avec ce projet, les gens verront la vérité derrière ses yeux fatigués.
  • Mais tu ne l’as pas, cette saloperie !? Tu comprends ça, putain ? Les gens vont rien comprendre à ton truc sans vécu. Lâche l’affaire !
  • Tu veux que je réponde quoi à cela ? Oui, tonton, je n’ai pas la maladie, je ne la porte pas dans mon corps, mais que ça te plaise ou non, je vois ce qu’elle fait. Je vois la souffrance silencieuse qui se cache dans le coin des lèvres de nos sourires forcés. La manière dont ça ronge, ça dévore, tout doucement, sans prévenir. J’écris pour qu’on comprenne. Pour rendre hommage à son combat qui ne fait pas de blessure, seulement un trou dans le cortex cérébral, une absence dans le cœur. Peut-être que grâce à ça, ceux qui ne vivront pas ça, qui ne le vivront jamais, sauront ce que ça fait.
  • Mais… Mais… Mais !
  • Je sais que ça ne te fait pas plaisir, mais je dois le faire. Tu peux me passer sur le corps. Me briser les deux bras pour m’empêcher d’écrire, je trouverai tout de même un moyen de le faire.

Lui comme moi n’avons plus rien à nous dire. Maintenant que ma haine baisse en intensité, la honte regagne du terrain. Je tourne des talons, mais non. Je reviens sur mes pas et viens déposer un énième baiser d’excuse sur le front de ma mère. A l’oreille, je lui dis :

  • Encore une fois, désolé. […] Au fond, je le comprends. Tu as de la chance de l’avoir. Mais je ne peux pas le laisser faire, pour mes enfants.

En me retirant tout doucement de la proximité fusionnelle que j’ai avec ma mère, je m’attendais à observer un visage éteint. Comme à son habitude quoi. Et sans surprise, ses traits à la fois crispés et détendus, sa peau relâchée mais pourtant pleine de retenue se tient devant moi. Tout coïncide avec ma certitude qu’elle est en train de s’autodétruire à l’intérieur. Pas un brin d’espoir. Aucune lueur. Hormis peut-être l’opiniâtreté de ses mains à vouloir toucher les miennes en guise d’au revoir. C’est sûrement un geste mécanique que son cerveau malade conserve encore comme acquis, mais moi, un peu effrontément, je m’attache à ce mouvement succinct pour me faire croire qu’elle a encore le choix de quoi que ce soit dans cette vie. Dont celui de la compréhension. Au fond de moi, je sais que j’ai tort, mais c’est la seule solution que j’ai trouvée pour ne pas perdre la raison.

 

 

CHAPITRE 23,

Jacob,

25 novembre 2024,

 

Allez, je file, tandis que ma peine, elle, demeure sur place. Immobile. Là voici aux côtés de ma mère, comme une présence qui émerge au-dessus de son âme évanescente. Peut-être aidera-t-elle maman a quitté son corps, pourvu que ça l’aide.

Tant qu’à moi, c’est direction… Nulle part. Parce que je n’ai aucun endroit où aller désormais. Une averse se prépare, et au lieu de me réfugier dans ma caisse, je reste planté là. Par chagrin. L’odeur de la pluie me colle à la peau. Pas comme avant, du temps où je pouvais la sentir sans qu’elle me file la nausée. Diane m’a foutu dehors, et dehors m’invite soudainement à rentrer chez moi. Le hasard de la vie se moque de moi.

Mais moi, j’ai trop peur de retourner chez moi. J’ai trop peur de lui dire. J’aurais dû lui dire. Mais comment lui dire ça, hein ? Va poser des mots sur un vide qui dévore tout. Je veux l’épargner. Pas qu’elle sache qu’un jour, je deviendrai quelqu’un d’autre, et que les morceaux de moi tomberont un par un, comme les feuilles mortes que l’on ne ramasse plus. Que c’est triste pour elle de savoir que je serai un jour un puzzle composé de pièces manquantes.

Une voiture me fait des appels de phare. Elle me tire de mon étourderie. J’ai dû lui foutre les jetons à fixer le ciel du regard, au milieu du parking de l’Ehpad, pendant que la pluie mouille tous les pores de ma peau. Moi aussi, d’un coup, je vois la lumière. La vérité, c’est que…  Putain. J’ai dit que je n’utiliserai plus cette expression. Peu importe, la vérité c’est que je meurs d’envie de me racheter. Même s’il est trop tard.

Tu connais, on se rend compte de ce que l’on perd seulement quand on ne l’a plus. Sans doute est-ce pour cela que j’ai rebroussé la route de l’Ehpad jusqu’à la maison avec dix minutes d’avance par rapport à l’estimation de Waze ? Je me pointe devant chez moi. La pluie bat toujours, le vent souffle, balaie mes incertitudes. Je laisse passer une petite éternité de silence avant de toquer, en hommage à tous les moments que je ne pourrai plus jamais rattraper, et je m’apprête à frapper. Drôle expérience d’ailleurs, d’être relégué à devoir toquer à la porte de ta propre maison pour entrer. Enfin bref, je m’apprête à le faire, et voilà que Diane m’ouvre. Les épaules tendues, les bras croisés. Elle remarque mes yeux épuisés, l’hésitation dans ma voix. Le vent, à l’extérieur, ne cesse de siffler. Il est la respiration que l’on retient de souffler.

  • Diane, Diane, il faut que je te parle…
  • Tu m’as dit ça des dizaines de fois, « faut que je te parle. » Et puis des dizaines de fois, tu n’as pas stoppé tes errements. Tes absences. L’homme que j’aimais n’est plus là, un fantôme l’a remplacé. L’homme que j’aimais préfère inventer des excuses pour aller voir ailleurs. Alors, dis-moi, pourquoi j’écouterai tes conneries une fois de plus ?
  • Je, je ne voulais pas que tu saches…
  • Tu vois, tu l’avoues maintenant ? Enfin ! J’avais raison !
  • Non… Ce n’est pas ça. Je suis malade, Diane. C’est tout.

Elle ne dit rien. Ses yeux me regardent. Ils sont comme deux brasiers, un peu éteints, mais une seule étincelle pourrait les enflammer.

  • Malade ? Comment ça, tu es malade ? Être un menteur, c’est une maladie maintenant ?
  • Je ne t’ai jamais menti. Au contraire, si je ne suis pas rentré à temps tous ces soirs, c’était pour te cacher la terrible vérité. On dit que la vérité blesse, et c’est pour ça que je n’ai pas osé te la dire. Est-ce que ça fait de moi un menteur ? Je suis surtout un lâche.
  • Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu ne me l’as jamais faite encore, celle-là.

Dans ma poche du jean que je n’ai pas lavé depuis un demi-siècle, faute de lieu approprié pour le faire avec toute cette histoire, j’ai gardé l’exemplaire originel de ma tourmente. C’est le moment de m’en séparer. Avec remords, je tends à Diane le verdict du test génétique, sans savoir comment accompagner cette invitation du regard, alors je le dévie d’elle. Tandis qu’elle le lit, je me délie :

  • J’ai cette saloperie dans mes gênes. Huntington que ça s’appelle. Pour te la faire simple, c’est pire que Parkinson. Je vais tout perdre : mes souvenirs, mon indépendance, mon humanité. Le plus tard possible sera le mieux, mais ça arrivera, c’est sûr. Disons que c’est le frère jumeau du Diable, ce truc. Maman a été diagnostiquée positive elle aussi. Avec ma sœur, on l’a su quelques temps après son arrivée à la maison de retraite. C’est pour ça qu’elle paraît déjà… Morte. Et moi, je vais finir comme elle…

Ses bras, en envoyant voltiger le bout de papier sur le sol, m’entourent avec vigueur. Je m’effondre :

  • Comment t’expliquer en si peu de mots le poids de toutes mes décisions… J’ai été nul, si nul. C’était un enfer, j’ai cru qu’à cause de ça, plus jamais tu n’allais m’aimer. Je ne voulais plus que vous alliez voir ma mère, toi et les enfants, car vous n’auriez pas pu… Vous n’auriez pas pu accepter que c’était ce que j’allais devenir moi aussi. Elle… va déjà très mal ! Je voulais vous protéger, et à la place j’ai fait tout le contraire. Je suis tellement… Désolé.
  • Tu n’es pas seul, Jacob. Je suis là et… Je t’aime. Rien ne fera changer l’amour que j’ai pour toi. Pas même une maladie. Qu’est-ce qui t’a pris à ne pas vouloir m’en parler ? Ça a dû être si dur pour toi. C’est moi qui suis désolée. Désolée de n’avoir rien remarqué. D’avoir imaginé des choses certainement insoutenables selon ton point de vue. Désolée de ne pas avoir été là pour toi.

On fait concurrence à l’averse qui tempête dehors. Sur le seuil de la porte, une flaque pourrait se former. Heureusement, les enfants, habitués à vivre enfermés en vase clos dans leur chambre, n’assistent pas à cette tragique scène. J’en suis certain, car avant d’aller plus loin dans mes explications, je m’assure de l’absence de mes loustics dans les parages.

  • Ce n’est pas ça… Cette merde est héréditaire. « Une chance sur deux », m’ont dit les médecins. J’ai tiré la mauvaise carte…
  • Ne me dis pas que…
  • Si…

Nauséeuse, elle se retire de notre étreinte pour vider son estomac dans un coin du jardin. J’aimerais trouver la formule magique, les mots à placer dans le bon ordre, pour la soulager. Des phrases comme ça, bien placées, sont susceptibles de masser même la douleur la plus impalpable. Dans ce cas seulement, elles n’existent simplement pas. A moins qu’une lueur d’espoir s’emmêle. Mais elle ne vient pas. Parce que l’ombre de cette maladie a posé un voile sur nos horizons. Sans trop savoir faire quoi d’autre, je rassemble ses cheveux en une queue de cheval pour qu’elles ne virent pas à l’orange, ses si belles boucles d’or. Soudainement, je ressens son chagrin. Un toucher et je l’emmagasine. Je la connais par cœur, cette sensation qui mime la brûlure dans le ventre. Notre bouche se rétracte brusquement en un cône duquel surgit des effluves de magma que l’on ne parvient plus à retenir. Nous voilà à rivaliser avec les plus grands volcans en éruption. Plus rien ne sera jamais pareil entre nous. Cet instant volé à l’enfer, il marquera pour toujours d’une pierre noire notre relation. Je ne sais pas vraiment comment on se relève de cela, en tant que parents, si tant est que nos enfants soient malades pour la simple raison qu’on les a mis au monde. Et je pense que personne ne sait.

Ah, sa vidange se termine. J’approche mécaniquement mes lèvres de son oreille. Sans doute que ma voix intérieure me dit qu’il faut qu’on avance, et que pour avancer, il faut parler. Quoi dire après cela ?

  • Comme les attentats, les mauvaises nouvelles frappes quand tu ne t’y attends pas, commençais-je à fredonner. Je ne sais pas vraiment ce que je fais, mais je crois que je l’ai trouvée, ma formule magique : Des proches un peu pressés partiront avant toi, tu verras des gens heureux prendre un appel, leur visage se décompose et rien n’est plus jamais pareil. Il n’y a rien à faire, à part être présent. Panser les plaies, changer les pansements. Le seul remède, c’est le temps.

Diane me regarde avec ses yeux de biche reconnaissables parmi mille. Ces paroles proviennent de l’une de ses chansons favorites, musique sur laquelle j’ai fait l’impasse pendant des années. De manière générale, l’art m’agace, il me met mal à l’aise. Non seulement parce que je ne le comprends pas, mais parce que lui non plus. Pour moi, l’art, c’est un moyen d’expression très compliqué employé pour dire des banalités sans nom. Dans ma tourmente, j’ai quand même été tenté de réécouter ce morceau d’Orelsan qui s’appelle Notes pour trop tard, car il me fait penser à ma femme. Et pour la première fois, j’y ai trouvé du sens.

Ce que j’ai dit à Diane l’attendrit. Je la vois reprendre ses esprits. Elle me saisit les poignets, veut m’embrasser, mais s’empêche de le faire à cause de son haleine. Je le fais à sa place. Et je ne ressens que de l’amour. Elle sourit, puis m’explique le plan qu’elle a en tête.

  • Gaspard, Léon et Béa… ils ont vécu un enfer sans toi. Et à leur âge, c’est encore pire, tu sais, ils exacerbent tout. De vrais ânes qui n’en font qu’à leur tête, faut bien l’avouer. Moi, je reprends ton rôle, je suis tout le temps sur leur dos, à vouloir les aider, les guider, mais je vois bien qu’ils croient que je suis là pour les embêter. Et toi, dans leur tête, t’es encore plus coupable. De par ton absence. Ah, l’adolescence, c’est tellement cruel… Mais la vérité (Je souris à l’écoute de cette phrase), on doit leur dire, et vite. Si on tarde, ça va les détruire encore plus. Pas leur dire, ça, c’est la pire chose qu’on puisse faire. Mais… je crois pas que ce soit à toi de leur dire. Ça leur ferait trop mal. Si ça venait de toi, ils te le reprocheraient. Parce qu’on va toucher quelque chose de profond, de sensible, qui va les marquer pour toujours. C’est moi qui dois m’en charger, c’est moi qui dois leur faire comprendre.

Je souffle un grand coup en guise de réponse. Elle poursuit :

  • Ecoute, il est déjà bien tard. Si je leur lâche tout ça maintenant, en brisant leur bulle de solitude dont ils ont besoin le soir, tu imagines, ? Ça les détruirait, c’est trop abrupt. Ils risquent de nous en vouloir pour toujours. Non, il faut qu’on prenne notre temps, qu’on fasse ça avec délicatesse, comme des parents dignes de ce nom. Il faut qu’on soit soudés, responsables, qu’on leur montre qu’on a réfléchi à tout ça sérieusement. Voilà ce que je te propose : si tu es d’accord, ce soir, tu vas dormir à l’hôtel. Les enfants ne comprendraient pas que tu reviennes comme un cheveu sur la soupe à la maison, alors que je leur ai dit qu’on s’est disputé.
  • Disputé ? Tu leur as dit ?
  • Ne sois pas stupide. Ils ressentent les choses, comme nous. Lorsque tu n’es pas rentré hier soir, quelque chose a semé la confusion chez eux. Je me devais de leur parler. Enfin bref, demain, c’est mercredi, il n’y pas école l’après-midi. Je vais les préparer, petit à petit, leur expliquer ce que tu m’as confié pendant le déjeuner, sans brusquer les choses. Prendre le temps de l’après-midi avec eux. Et puis, dans la soirée, tu viens. Quand l’atmosphère sera plus calme, quand ils auront eu le temps de digérer tout ça. Qu’est-ce que t’en dis ?
  • D’accord… C’est d’accord. Je ferai ce qui te paraît être le mieux.

 

 

 

CHAPITRE 24

Gary

26 novembre 2024,

 

Je n’existe plus vraiment. Une poussière d’étoiles parmi les débris de l’univers, j’erre tel un astéroïde. La rue, l’odeur des poubelles, le bruit des balais, le froid qui ronge les os, les gens qui promènent leur chien, leur bestiole qui nous aboie dessus : la seule attention qu’on nous porte. Une matinée de plus que je passe au milieu de tout ce qui est jeté. J’en viens à croire que mon existence elle-même est à jeter. Seulement, les détritus, contrairement à moi, sont à leur place. La mienne, plus que jamais, se situe nulle part. Enervé par ce qui m’arrive, il y a des fois où l’envie de me jeter dans la benne du camion poubelle traverse mon esprit. Je n’ai plus de voix. Du moins, elle n’a plus d’écho. Parce que c’est dans le vide uniquement qu’elle résonne. Parce que je ne vois plus personne. Je me retrouve seul dans mon combat, et je crois que je finirai par disparaître dans l’oubli à cause de lui. Triste fin pour un homme qui s’accroche seulement à la mémoire de sa grand-mère.

Le pire, c’est que j’envie parfois mamie. Cela me ferait sans doute un bien immense de ne plus me rappeler de l’altercation avec mon oncle. A des reprises plus ou moins irrégulières, je jette frénétiquement des regards derrière moi. Au-delà de ses membres qui ont failli me frapper, ses paroles qui ont creusé leur trou dans le creux de mon ventre sont les plus douloureuses. Pour cette raison, je ne cesse de me retourner, en pensant inlassablement que mon oncle se tient là, juste à côté de moi, avec son regard menaçant. Mais non. Ce sont simplement ses voix qui m’obsèdent.

Sans conteste, je ne suis qu’un intrus pour ma famille désormais. Ma mère, elle-même, se dérobe sous le poids de la menace d’Huntington. Parfois, je me demande si je suis encore son fils. Souvent, j’ai ma réponse lorsqu’elle m’appelle « Alexandre » avant de se reprendre. Alors je me dis, pourquoi continuer ? Chaque mot que je couche sur le papier est un moment que ma grand-mère égare, et à chaque fois qu’elle oublie, finalement, c’est un instant de ma vie qui s’en va. Et quand je suis là, je ne suis pas avec ma mère. A moins qu’elle ne soit de passage elle aussi, dans cette chambre en guerre contre le temps qui passe. Mais ce qui nous lie, ce n’est plus de l’amour, c’est une urgence. Celle de faire en sorte que les derniers grains du sablier ne glissent pas entre nos doigts. Celle de tordre les aiguilles de la montre qui se plantent peu à peu dans le cœur de ma grand-mère. Et moi, dans tout ça, je suis devenu invisible.

Dans le décor et dans mes larmes, je me fonds. Ses yeux me traversent me voir. Je voudrais crier « Maman, regarde-moi » pour rompre la chaîne du silence. Mais qu’est-ce que je serai ingrat, à ramener ma fraise au milieu de ce marasme. Donc je traîne mes remords en attendant sagement qu’ils déclinent en des regrets. A mon tour de me traîner jusqu’à la chambre de ma grand-mère. Je le fais parce que c’est mercredi aujourd’hui, et vu que c’est le seul devoir qui me garde sur Terre, je m’y conforme.

  • Bonjour la Benedykte, comment elle va aujourd’hui, ma grand-mère favorite ?

En même temps que je lui cause, je vérifie mes arrières. Je ne suis pas à l’abri que la prochaine pulsion de mon oncle lui ordonne de revenir foutre le bordel ici. Dans mon anxiété, je capte à retardement que les mots manquent à ma grand-mère. Elle ne bave pas, mais c’est tout comme. Il faut la connaître si profondément pour que l’on devine, dans le frisson furtif de son corps, les changements d’états d’humeur que lui procurent l’apparition d’un proche dans son champ de vision. Il fut un temps, pas si lointain, où je rejetais la faute sur ses cachets, pensant que c’était là la clef de son état. Mais des journées comme celle-ci, lorsque je me présente une heure avant qu’elle ne prenne ses médicaments, à l’heure du goûter, viennent m’enseigner que j’avais tort. Ce qui se tient devant moi n’est pas le visage d’une patiente assommée par les sédatifs, mais celui d’une femme à l’aube de son ultime étape, le résultat d’une existence en train de s’éteindre doucement.

  • Tu n’as pas très envie de parler aujourd’hui, moi aussi figure-toi. Ma maman me manque. Ça ne me rend pas très bavard, pour une fois…
  • MMMh, mmmh.
  • Je me doute que toi aussi, ta maman te manque. Ça fait bizarre, hein ? De se sentir orphelin. Le truc, moi, c’est que ma maman est vivante. Mais je souffre quand même de son absence.
  • Tu dois te dire, « mais tu la vois souvent pourtant ? » Si c’est le cas, je te réponds que tu as raison. C’est que ce n’est plus pareil, on ne fait plus rien ensemble. Les seules fois où on se voit, c’est ici, avec toi. On ne regrette pas : tu es notre priorité. Ne t’en veux pas, c’est un choix de notre part… Puis, tu sais, j’aimerais lui parler du bazar que tonton a semé. J’ai peur maintenant.
  • Tu sais, Alexandre ?
  • C’est très important pour moi de faire de ta mémoire un trésor. Je vais te le dire comme je le pense : plus on discute, et plus je me rends compte que ta vie tient sur le fil d’une injustice. Tes sacrifices pour le futur de tes enfants, ta résilience à accepter ta vie telle qu’elle est, ton esseulement après que pépé soit parti, voilà comment la vie te le rend… Et tu ne t’es jamais plaint ! Du premier jour de la maladie à aujourd’hui. Pourtant, je suis sûr que tu t’en doutais que quelque chose ne tournait pas rond chez toi. Au moins au début. Les premières années. Mais tu t’es obstinée à te taire pour les autres. Laisse-moi te rendre au moins un peu de tout ce que tu as donné. Parle-moi, dis quelque chose, juste un mot. Je t’en prie.
  • MMMH, mmh.

Mon stylo fait couler l’encre transparent qui émerge du coin de l’œil. La salive que j’avale me brûle la gorge.

  • Moi aussi, je t’aime fort ma petite mamie.
  • Je t’accompagnerai jusqu’au bout dans cette merde, même si je dois être tout seul à la fin. De toute façon, c’est déjà le cas. Mais c’est pas grave, on va tenir le coup rien qu’à toi et moi.

En m’emportant dans mes émotions, je n’aperçois pas ma mère, qui nous observe depuis l’entrée de la chambre. Je ne sais pas si ça fait une seconde, une minute, une heure, qu’elle patiente en retrait. Entrechoquer mon regard avec le sien me paralyse, me transforme en pierre immobile. Je suis pétrifié à l’idée de me confier maintenant à ma mère. Ma génération, elle se console manette à la main, ou absorbé par la lumière bleue du smartphone. Les écrans illuminent nos zones d’ombre, en font des réconforts temporaires. Celle d’en-dessous, carrément, cause plus à Chat GPT qu’aux psy. Bien incapable, je dois pourtant me résoudre à dire quelque chose.

  • Ça… Fait combien de temps que tu es là ?
  • Ne fais pas semblant, tu m’as bien entendu entrer. J’imagine que tu voulais que je sois témoin de ce que tu avais à dire. Eh bien, vas-y, continue tes reproches, mais cette fois, regarde-moi dans les yeux.

Depuis aussi longtemps que je me souvienne, ma mère n’a jamais eu à me confronter à mes contradictions de cette manière. D’ordinaire, elle était mon refuge, et dans les plis de ses bras se dissimulait une énergie attendrissant même la plus douloureuse des peines. Mais ce rôle qu’elle tenait appartient dorénavant au passé. Dans son regard, je ne suis plus seulement son enfant, mais aussi un adulte qui va devoir assumer ses failles. Ses bras se croisent, à défaut de nos corps.

  • Je ne sais pas par quoi commencer. Dans ma bouche, ce ne sont pas des reproches qui sortent. Uniquement des doutes. Je meurs d’incertitude plus vite encore que notre famille. Je n’en peux plus, maman. On est chez les fous. Aujourd’hui, c’est toi qui me menaces, hier, c’était mon oncle. Vous avez perdu la tête ou quoi ?
  • Jacob, toujours Jacob. Qu’est-ce qu’il a encore fait, celui-là ?

Proportionnellement à la baisse de moral de ma mère, le réflexe de me blottir dans ses bras grandit. Sans qu’il ne trouve satisfaction. Je l’observe, déprimé, en découvrant les nouvelles rides qui creusent ses joues.

  • C’est que… J’ai cette sensation qu’il va exploser, tu vois ? Que ça va partir en vrille. Je le sens, il va nous péter à la figure. À moi, à mamie, même à toi. Qu’il essaie, qu’il touche un de nous… Il va voir ce qui va lui arriver. Cette sale histoire a enflammé ses émotions au lance-flammes, l’autre est en cendres. Déjà qu’avant, j’avais du mal avec lui. Maintenant, j’te dis pas…
  • Ton oncle… Il me fait peur aussi. Et franchement, l’attendrir ? Ça va prendre une éternité, et encore. La haine, elle fait partie de lui maintenant, depuis que ses gamins ne sont plus exempts de cette histoire. Ça n’excuse rien, mais, tu sais, comme ces soldats qui reviennent de la guerre, avec leurs blessures invisibles, il ne sera plus jamais le même. Je les vois aussi, les flammes, celles qui dansent dans ses yeux à la place des pupilles, quand il s’énerve.
  • Ah, mais qu’il change d’identité, qu’il se travestisse, qu’il devienne homosexuel, franchement je m’en fous ! Qu’il fasse ce qu’il veut, s’il en a envie. Qu’il change autant qu’il veut. Mais qu’il arrête de nous traiter comme des ennemis ! Parce qu’un mauvais jour, ça va péter, tu vas voir.
  • Non, Gary. Ce n’est pas ton problème. Ça se règle entre lui et moi, et toi tu te tiens loin de ça.
  • Bien sûr que c’est mes affaires ! Depuis que je passe plus de temps avec mamie que vous tous. Les seules fois où je vois cet abruti d’oncle, c’est pour qu’il me menace de me taper ! Alors oui, c’est mes affaires !
  • Non, mais, pour qui il se prend ? Il est dangereux pour lui et pour tout le monde. Je ne veux plus qu’il s’approche de nous. C’est fini. Je vais prévenir Astrid, elle doit interdire à mamie de le voir. Et toi, pourquoi tu m’en as pas parlé plus tôt ? Pourquoi t’as attendu ?
  • Et toi, toi dans tout ça !? Tu ne fais que me donner des leçons, tu ne me regardes même plus. Je suis plus qu’un putain de punching-ball pour tes émotions ! C’est quand, la dernière fois que tu m’as vu comme ton fils ? Hein ? T’es au courant ou pas ? Tes toujours ma mère, aux dernières nouvelles !
  • Tu racontes n’importe quoi… Mamie a besoin de nous, et toi, tu ramènes tout à toi. Comme d’habitude.
  • Et moi, tu ne crois pas que j’ai besoin de toi, parfois ? Comme d’habitude, nan mais je rêve ! C’est vraiment petit, ce reproche. Alors que j’ai passé des semaines entières à la regarder, mamie, à la voir dépérir dans cette chambre… Et j’ai tout perdu ! Mon job, ma vie, et maintenant, tu veux que je perde même ma famille ? Ma mère qui ne voit même pas que je suis à deux doigts de couler !
  • Ton job, Gary… Qu’est-ce que t’as fait ?
  • C’est ça ta grande question ? Tu crois que c’est ça qui compte ? Seulement quand c’est trop tard, tu t’inquiètes ! Tu te souviens quand je t’ai dit que je voulais rendre mamie fière une dernière fois, en écrivant ses mémoires avant qu’il ne soit trop tard ? Eh bien, j’ai vu que le temps pressait, alors j’ai fait ce qu’il fallait, même si ça voulait dire qu’il fallait faire sauter les verrous. C’est ma décision, et je vais pas revenir dessus ! Mon taf, quelqu’un peut le faire à ma place, mais rien ne pourra remplacer les derniers moments que je vis ici.
  • Mais Gary, tu te rends compte de ce que t’as fait ? Et après, tu vas devenir quoi, hein ? C’est n’importe quoi, tu sais très bien que mamie n’aurait jamais cautionné ça. C’est absurde, vraiment. Je t’encourageais dans ce projet, parce que ça te tenait à cœur, mais ça devait s’arrêter là, juste à ça !
  • Les conséquences, on verra ça plus tard. Pour l’instant, mamie n’a jamais rien dit contre ça. Elle m’a jamais critiqué
  • Mais…
  • Quoi, mais ? Tu vas me dire qu’elle est sénile ? Que c’est un légume qui sait même plus discerner le bien du mal, qui baverait si on ne lui ressuyait pas la bouche toutes les cinq minutes. Tu vas me dire « mais regarde-là, elle nous regarde nous disputer sans broncher, rends-toi compte. Il n’y a plus rien là-dedans ! » Hein ? Avoue !
  • Je t’interdis de parler comme ça de ta grand-mère !
  • Ah, tu vois ? T’es comme moi, tu l’aimes. Mamie, c’est bien plus que ce constat amer. Et c’est impardonnable qu’on parle comme ça d’elle. Mais le seul connard qui l’a pris pour un mange merde qui n’a plus rien à raconter, c’est ton frère. Ce bouffon préférerait qu’elle se taise à tout jamais plutôt qu’on raconte un gramme de son histoire si ça l’expose. Qu’il essaie de la faire taire encore une fois ! Juste une fois et je lui casse les dents ! On va voir qui ne pourra plus parler après ça…
  • Gary, calme-toi ! Tu racontes l’histoire de mamie, de sa maladie, de tout ça… C’est plus l’histoire de mamie et tonton que la tienne, il faut le comprendre aussi, ton oncle.
  • C’est pas vrai, bordel ! C’est notre histoire à NOUS tous, on est TOUS dans ce merdier ! Si j’avais pu choisir, je te jure, j’aurais pris votre foutue maladie à votre place. Vous m’aurez foutu la paix, au moins.
  • Ne dis pas ça… S’il te plaît. Tu sais pas de quoi tu parles…

Ça sent la poudre dans cette pièce. Il y a tellement de gaz entre nous qu’une simple étincelle de briquet suffirait à tous nous envoyer ad patres, là où il n’y a pas ces putains de problèmes. J’ai des flammes dans la gorge, prêtes à tout cramer, d’un coup je suis un cracheur de feu. Mais heureusement, Astrid déboule et soulage l’odeur de merde dans laquelle nous trempions sans s’en rendre compte. Elle parle comme si de rien n’était, je ne sais pas si elle fait exprès ou non, et nous balance que Brigitte va arriver dans cinq minutes. « Brigitte ? », qu’on lui répond. « Oui, oui Brigitte. Elle et sa famille vont s’installer et occuper l’aile droite de la chambre. » « Celle où crevait encore Guiguitte y’a pas si longtemps que ça », ajoutais-je, poétiquement. Tout le monde me regarde, déconcertés.

J’aimerais la sortir d’ici sans perdre une seconde, ma grand-mère, loin de ce trou à rats où les vices modernes ont pris le dessus sur les principes. Mais avec elle scotchée à son lit, figée dans son fauteuil roulant, même si je devais courir à toute berzingue pour m’enfuir, elle resterait là, immobile, comme un cadavre vivant. J’en viens à parler de mamie comme ces autres trous du cul, maintenant que j’en veux au monde entier.

Je réagis une seconde fois, le cerveau en ébullition. « Comment on va dire ça à mamie ? » Je pense à ça, mais le plus dégueulasse, c’est ce putain de turnover. Ça me rend vulgaire, parce que ce que l’on vit n’a rien de chic. On fait du commerce avec les vieux, voilà la vérité. Des chambres, des chiffres, des taux de remplissage. On pense à tout sauf à leur bien-être. Les départs, on les pleure quand on a rempli les chambres vacantes, quand l’argent est là. C’est ça le monde. Et c’est dégueulasse, putain, c’est trop. La boîte de Kleenex n’est pas vide qu’on en achète déjà une nouvelle, pour la prochaine famille qui va accuser le coup.

Je me casse, sans dire un mot, sans jeter un regard. Rien à foutre qui se croient supérieurs, tous ces gens, et qui jugent tout ce que je fais. Si je tiens à mamie, c’est parce qu’au moins, elle, elle ne m’emmerde pas. Elle valorise ce que je fais rien que par sa présence silencieuse. Un point c’est tout.

 

 

 

CHAPITRE 25

Jacob,

26 novembre 2024

 

Diane, je n’ai pas pu résister à la tentation de me faire une nouvelle fois du mal, maintenant que je suis de retour dans ce Mercure hôtel qui n’a jamais aussi bien porté son nom. La faute à sa position dans le cœur de ville au plus proche de mes vices susceptibles de me satelliser loin de la Terre. J’ai eu besoin ce jour-là encore de boire à m’en tordre le foie pour que ce que j’ai au fond du ventre se noie. Ce foutu sentiment de culpabilité, merde.

La chance que j’ai dans ce marasme, c’est que je ne tiens pas l’alcool. Autant dire qu’en commençant la bière à 10 h dans un sombre café place Stanislas, je suis revenu à l’hôtel vers 14 h, la tête qui grince comme la craie sur le tableau. La réceptionniste, encore elle, me barre la route, annihilant mon projet portant le nom convaincant de « sieste stratégique. » Paraîtrait-il que pour conserver ma chambre, je dois prolonger la réservation d’une nuit, bien que le cauchemar loin de ma famille touche à sa fin aujourd’hui. Ceci dit, je débourse l’argent qu’elle me demande, parce que la monnaie n’a plus de valeur pour moi depuis que je suis en pièces.

Réveillé à 17 h par les premiers clients qui prennent possession de leur chambre, je décide que mon tour est venu de délaisser la mienne. Petite douche et grand brossage de dents pour camoufler ma propension à m’autodétruire dans cette vie. Au moins, j’ai eu le mérite de mettre de côté toutes mes craintes pendant ce temps, trop occupé à m’enivrer et à décuver. Je comprends mieux pourquoi ceux qui n’ont plus rien choisissent certaines fois d’avoir moins que rien, si c’est pour succomber à des vices qu’ils aiment plus que tout. Je me reconnais en ces dérives. Fort heureusement, j’ai encore des gens pour m’engueuler lorsque je déconne, moi.

Dans l’esprit d’esquiver justement les prises de tête, je quitte ce théâtre de l’absurde en m’assurant d’être propre comme un sou neuf. Pas d’odeur suspecte. Ni de cernes de la taille du Luxembourg. Bon, parfait. Et, bam. Je claque derrière moi la porte d’hôtel d’un grand revers, comme si c’était cet épisode impromptu de ma vie que je renfermais nerveusement. Se débarrasser de ces 48 dernières heures n’est seulement pas si facile. Dans ma tête défilent des images de mes enfants tout le long du chemin retour. Je les revois bébés, enfants puis adolescents. J’entends leurs voix, ressens leurs souffles. C’est beaucoup trop étrange pour que je ne m’agrippe pas au volant, le regard fixé droit devant moi pour ne pas m’attarder sur ces conneries. J’ose à peine cligner des yeux. Mais voilà que sur le passage piéton en bas de notre rue, je crois apercevoir Gaspard, Léon et Béa traverser. Alors que j’étais convaincu de les avoir vu à l’arrière d’une voiture, deux minutes plus tôt. J’en perds la raison. Vivement que j’arrive et que je les serre dans mes bras, car là, les hallucinations dont mon corps se rend coupable me laisse bouche bée.

Je ne suis plus qu’un homme qui doute, à cause de ça, je me surprends une nouvelle fois à me stopper devant la porte que j’emprunte d’habitude sans la calculer. Ma petite femme m’ouvre, le visage noir, car il ne contient plus aucune once d’indulgence à mon égard. Va falloir assumer. RIP l’époque où j’avais encore le courage de vivre en étant moi-même. Je débarque, l’esprit en pagaille. Dans la salle à manger, des pleurs étouffés, une humeur glaciale. « Qu’est-ce qui se passe, Diane, qu’est-ce qui se passe ? » Je lève la voix, elle ne répond toujours pas. « Viens, suis-moi. Tu vas voir par toi-même, je suis… Désolée. J’ai fait une bourde. Les enfants sont un peu… Egarés. » J’entre dans la pièce, elle a l’odeur de la cachoterie, de la peinture, celle qu’on placarde à l’entrée d’un immeuble quand ça sent trop la pisse. Mes trois petits anges se tiennent là, devant moi, avec une armée de reproches au garde-à-vous dans leur plexus. Qu’est-ce qu’elle leur a raconté, Diane ? Je me tourne vers elle, le cœur entouré de ronces. Elle m’invite à l’écart, sa voix se brise.

  • On a passé l’après-midi ensemble, tous les quatre, entassés dans le canapé, blottis les uns contre les autres. On a parlé, discuté de mamie, de ce qui lui arrive. Les enfants, ils ont écouté, sans comprendre vraiment, mais leur cœur est pur, Jacob, si pur. Ils ne pensaient qu’à une chose : aller la voir. Alors je les ai préparés, du mieux que j’ai pu, mais c’était tellement difficile de trouver les mots. Ça faisait des mois qu’ils ne l’avaient pas vue, et quand on est arrivés là-bas, dans sa chambre, ils ont eu ce choc. C’était comme un grand trou noir, un gouffre entre ce qu’ils connaissaient d’elle et ce qu’ils ont vu. Mamie… Elle ne nous reconnaissait presque plus. Elle ne sentait pas bien, je crois que tu sais ce que je veux dire. Ce n’est pas sa faute, évidemment, mais c’était… C’était dur à supporter pour eux.
  • C’était bien trop rapide, Diane, voyons ! Tu aurais dû m’appeler, ce n’est pas une décision à prendre à la légère. Oh, là là…
  • J’ai tenté de te joindre dans l’après-midi, mais ton téléphone était éteint. Je tombais directement sur messagerie…

Je me gratte le crâne, quel con putain.

  • Tu sais, Jacob, ils sont jeunes, innocents. Ils n’ont pas encore l’habitude de voir la vie prendre ces tournants. Ils sont restés là, un peu perdus, à la regarder sans vraiment savoir quoi faire. Et puis, il y avait cette autre femme, Brigitte, la voisine de chambre. Elle parlait, elle souriait, et eux, ils la comparaient à mamie. Ça leur a donné un coup de poing en plein cœur.
  • Mais elle a dix ans de moins !
  • L’âge, toutes ces choses factuelles, parlent très peu à nos enfants. Ce sont des sensibles, des vulnérables. Pas des mathématiciens qui analysent froidement deux situations sans éclats.
  • Et donc ? Leurs réactions ? C’était quoi ?
  • Ils ont voulu se blottir contre leur grand-mère, mais elle ne pouvait plus les tenir, ses bras ne lui appartiennent plus. Elle nous regardait juste, sans dire un mot, avec cette étrange lueur dans les yeux. Un semblant de bave au coin des lèvres… C’était… C’était tellement irréel, tu comprends ? C’est ça qui me fait mal, Jacob. Je les ai menés là, je savais qu’ils étaient prêts, mais… Mais je n’aurais pas dû. Je suis leur mère, je dois les protéger, les préparer, les épargner. Mais tu sais quoi ? Je me suis trompée.
  • Diane, tu ne pouvais pas savoir. Cela faisait pour toi aussi un sacré bout de temps que je t’avais dissuadé de venir. Il ne faut pas t’en vouloir !
  • Mais comment vont-ils faire maintenant pour sortir cette image de leur tête ? Jacob ? Tu ne réponds pas ?
  • Je ne sais pas…
  • Eh bien, moi non plus. Et le pire, le pire, c’est que les voilà persuadés que c’est le destin qui t’attend. Ils ont peur que tu deviennes un monstre, qu’ils ne reconnaissent plus ton visage un jour, que ton corps perde ton contrôle. Ils se posent des questions, des questions qu’ils ne devraient même pas avoir à se poser à leurs âges. Mais ils ont vu la vérité et elle leur a fendu le cœur, comme une poussière de verre qui s’infiltre par le nez et déchire les poumons.
  • On fait quoi maintenant Diane ? Faut qu’on s’entraide, rattraper ce qui a encore de rattrapable…
  • Tu sais quoi ? Personne n’ose faire de test, personne n’ose regarder cette réalité en face. Parce qu’ils pensent que savoir, ça serait trop cruel. Trop injuste. Tu vois ?
  • Je n’ai pas la force. Et toi, Jacob… toi qui vis tout ça, qui en subis les conséquences, tu saurais leur parler. Ils ont besoin de toi…
  • Et moi aussi.

 

J’hoche la tête avec conviction. Je me sens comme le remplaçant oublié au fond du banc de touche que son coach appelle en dernier recours pour espérer changer le cours du match. Une force immense, inexplicable, me prend à la gorge. C’est celle des croyants qui, après avoir touché le sol sacré de Lourdes, se lèvent plus forts, pas vraiment miraculés et pourtant persuadés du contraire. Elle envahit mes os, fait vibrer mes veines, gonfle mes muscles comme si j’étais prêt à soulever des montagnes. Je pourrais escalader le Mont-Blanc à l’aide seulement de mes mains, faire le tour de France à vélo d’une seule traite. Boire deux verres d’absinthe cul sec sans que ça me chafouine le gosier. C’est une fièvre inconnue dans mon crâne, une nuit d’amour au sein de mon cœur. Je m’élance, embrasse ma femme, un baiser aussi sauvage qu’une promesse d’évasion, puis, en transe, je me retourne brusquement. Pendant des années, j’ai envié les bons pères de famille sans leur arriver à la cheville. Les miennes sont trop grosses, bouffies par un excès de fierté mal placé. Convaincu, je m’en vais défier une dernière fois mon pire ennemi, coincé dans le reflet du miroir de la salle de bains, et je reviens dans la salle à manger d’un pas décidé. Aujourd’hui, je suis prêt. Aujourd’hui, je vais m’imposer.

Toujours plus désabusés, mes enfants feignent de ne pas porter attention à ma venue. Génération cassée par des principes que je ne comprends pas. Je leur ordonne de se lever, de se rassembler, de reformer ce cercle familial, comme une dernière prière, un acte de résistance, raison pour laquelle je les entoure spontanément de mes bras. Béa pleure, Léon contemple le sol, Gaspard veut se dégager de cette étreinte. « Papa, papa, pourquoi tu ne nous as rien dit », m’invectivent-ils de reproches. J’invoque la sincérité la plus abrupte. Je n’ai plus de filtre, plus de pudeur. La vérité brute éclate, sans détour. Les voilà balancés dans le monde froid des adultes, et leurs yeux d’enfants ne peuvent aussitôt plus recevoir de mensonges. Je les honore ainsi sans complexes de mes doutes, de mon futur barré d’une croix rouge sans que je ne le demande du jour au lendemain. Je leur évoque mon désir de laisser le champ libre à mon mauvais côté. Aussi l’envie de fuir le plus loin possible, disparaître dans la nature, dans un repli de mon crâne, à la recherche d’une chimio qui redresse les codes génétiques défectueux, d’une plage de sable fin dont mon sablier en fin de vie peut enfin se nourrir.

Leurs pleurs silencieux se mutent, brisés par les haut-le-cœur, en des chagrins inégalables. La plus petite s’emporte : « Ça veut dire que tu vas mourir de ça p’pa, qu’on va tous crever ! » Je l’admets volontiers, parce que j’en ai marre de dire autre chose que la vérité. On est à deux doigts du pétage de câble général. A une mauvaise parole. La meute que nous formons, fragile, pourrait virer à l’émeute. « On ne va pas passer notre vie à nous lamenter, à laisser la maladie nous écraser sans jamais lutter », que je leur lance, d’une voix ferme. « À moins que vous préfériez ça ? Qu’on se laisse engloutir par la peur et qu’on se perde dans des gestes désespérés, de grands gestes de détresse, jusqu’à ce que la maladie ait gagné, et que ces mêmes gestes soient remplacés par des mouvements incontrôlés. On vit, les enfants, regardez : vous avez des années, des décennies devant vous, afin d’accomplir de grandes choses. Si on sait comment on va mourir, c’est qu’on sait aussi pourquoi on vit », que je leur rétorque ensuite.

Diane intervient, suggère de se calmer. On l’entend mais on ne l’écoute pas. C’est notre première discussion d’adultes à nous tous, dans cette vie d’après. Donc ça se rentre dedans, ça me reproche même de les avoir mis au monde. Comme quoi, j’aurais scellé leur sort à la naissance. Ça gronde, ça se heurte, ça se reproche des semaines de non-dits. Ils ne me font décidément aucune fleur. Le bouquet final de cette dispute nous laisse tous fanés. Vidés. Conséquence : chacun se réfugie dans son coin, en solitaires acculés, parce que c’est toujours ce que font les gens quand ils savent que leur liberté est piétinée.

Je ne sais pas si j’ai agi en bon père, je ne le saurai sûrement jamais, de toute manière, viendra un jour où j’aurais oublié jusqu’à l’existence de cette discussion. Les yeux en face des trous, je me dirige pour aller dormir, prêt à sombrer dans un sommeil sans rêves et… Putain. Ça sonne. Il est 21 h, bordel. Qui ose faire chier le monde à cette heure ? J’ouvre, remonté comme une pendule. Et… C’est Sélina. Ah ça, je ne suis pas près de l’oublier de sitôt.

 

 

 

CHAPITRE 26

Sélina,

26 novembre 2024

 

Après avoir grondé mon fils, ce fut à mon tour de me prendre une soufflante. Maman ne parle plus, et à vrai dire, elle n’a désormais plus que des maux à nous destiner. Sa latence a paralysé son écoute, son odorat, son ouïe. Sa voix ne trouve plus de résonnance dans la gorge. Elle reste suspendue, dans l’attente d’une occasion de transpercer les lèvres qui ne se produira vraisemblablement plus. A cause de cela, l’ultime voyage que ma mère a entamé se fait sans bruit. Elle est le dernier tramway de nuit, le métro d’après-minuit, le noctilien qui ramasse les âmes errantes dans un silence de plomb. Celui qu’on prend lorsque l’on a plus le choix. Qui diffuse une angoisse étouffante.

Sa vue, seulement, échappe encore à la mort cérébrale de ses sens. Ses deux yeux représentent l’unique accès qu’elle conserve avec le monde sensible. C’est ce qui lui permet de ne pas vivre en dessous des planches de son propre théâtre. Alors, quand son regard noir dépose son désespoir sur moi, je fonds en larmes. Il reflète les manquements que j’ai eu en tant que mère à l’égard de Gary. Il me reproche de l’avoir fâché au moment où je devais le protéger. Il m’apostrophe en me crachant des mots du genre : « Tu n’as pas honte ? De ne pas être là pour ton fils ? Tu vas le laisser faire, ton con de frangin ? Il diabolise la seule manière qu’a trouvé Gary pour ne pas être définitivement écœuré, et toi, tu l’enhardirais presque ? Reprends-toi tant qu’il en est encore temps, ma pauvre. » Et qui suis-je pour affronter le regard de mépris de ma maman ? Absolument personne, c’est pourquoi le goût du sang a envahi ma bouche. Ce n’est pas celui que je veux faire verser de qui que ce soit, mais celui de Gary qui coule sans s’interrompre. J’ai délibérément rejoint Nancy en début de soirée, après avoir quitté mon Pont-à-Mousson natal, une ville que je confondrais presque avec la chambre de ma grand-mère, tant je n’y mets plus les pieds. Parce que mon frère est un con qu’on ne peut plus sauver, je m’attendais au moins à des insultes bien acides pour me gratifier d’une venue aussi tardive. Il m’a surpris, en effet, en me disputant carrément sur le seuil de la porte.

  • Encore toi, bordel ! Qu’est-ce qui ne tourne pas rond, dans cette famille ? Vous allez me lâcher, oui ? Il est 21 h, tu n’as pas autre chose à foutre ? Je suis en train de devenir quelqu’un que je n’aime pas, que je n’aime pas du tout du tout, ne m’oblige SURTOUT pas à te montrer pourquoi…
  • Ce sont des menaces ? T’es culotté, très culotté. Tu crois que ça me fait plaisir ? Bien sûr que non. Je n’ai rien à te dire mais…
  • Alors, va-t’en ! Fais au moins quelque chose de bien, une fois dans ta vie, en me foutant la paix !
  • Mais comment fais-tu pour, à chaque fois, être plus odieux que la veille ?
  • Et toi, comment tu fais pour te regarder dans le miroir ? Maintenant que tu décides à la place de maman et que tu t’enfonces dans ce piège sans issue et que tu laisses ton gamin foutre en l’air ce qu’il peut… Va balayer devant chez toi et reviens me voir lorsque tu auras débarrassé toute la crasse qui y traîne.
  • Je saurai dorénavant que quand je tombe, je peux compter que sur mes bras. Pas sur toi. Putain, Jacob, t’es en train de tout gâcher. Si je venais te voir, c’était pour recevoir tes conseils. Mon fils, je le perds. Cela fait des mois que je pâlis à me tracasser pour tout sauf pour lui. Je sais que tu lui mis du poison dans les veines, en l’éclaboussant avec tes états d’âme sur le compte de son idée de biographie. Mais j’étais prête à passer l’éponge pour, au lieu de te disputer, te demander ton aide. Et là, je te regarde, putain… T’es un monstre. C’est trop. Désormais, je m’en fous qu’il te rentre dedans, qu’il prenne ses rêves à bras-le-corps, qu’il n’écoute pas tes conneries de gros peureux qui a oublié ce que c’est de vivre malgré la peur. Fous-lui la paix et j’en ferai autant pour toi.
  • Commence à éduquer ton gosse et on en reparle. Je vais lui apprendre le respect, à vouloir révéler MON histoire !
  • Il faudra d’abord que tu me tues pour toucher ne serait-ce qu’un cheveu de mon fils, espèce de gros con !

J’oublie un instant ma condition de femme. Durant une seconde, je ne suis plus Sélina Zimoch, au contraire, j’incarne le jeune homme aux gros bras accoudé au bar, le nez tordu, en quête d’une embrouille susceptible de dégénérer en bagarre. Je ne m’écrase plus, le nouveau moi m’élève haut dans le ciel. Je suis les Pyramides du plateau de Gizeh. Dans un accès de colère, je vais chercher avec mon bras droit loin derrière moi, comme si ça me grattait dans le dos. Mais ce qui me gratte, en réalité, c’est son comportement. C’est pourquoi ma paume de main se fige, va ensuite s’aplatir contre la joue de mon frère.

Il réagit au quart-de-tour, en me saisissant le col. Telle une marionnette qu’on arrache de sa terre d’attache, mes pieds s’élèvent doucement du sol. Les doigts serrent dorénavant de toute leur force la trachée. La pression qu’il exerce me vide soudainement. Je ferme les yeux. Sans appréhension. Je me vois déjà atteindre les nuages, tutoyer les sommets que j’ai tant admiré depuis la terre ferme. Pour la première fois, je bouscule la platitude de mon existence, satellisée, enfin proche des étoiles que j’ai regardées d’en bas toutes ces années.

Je ne me débats pas, je ne lutte pas, pas tout de suite, plus jamais, car à ce moment précis, même mon destin baisse la tête, accepte sa défaite dans le jeu de la vie. C’est ça, la vérité : un mauvais geste et tout peut s’arrêter ; tu redeviens une poussière qui gratte le coin de l’œil de tes proches le jour de ton enterrement. Allons-y. Redevenons donc cette poussière. Peut-être que dans cet ailleurs, ma mère recouvrera son feu sacré. Peut-être que je n’enfoncerai pas mon fils dans la pénombre, la noirceur de ce monde dépourvu d’espoir. Peut-être que le bien triomphera du mal, et que le ciel bleu que je me vois atteindre soignera d’un éclat même la plus incurable maladie. Je me prépare déjà à ce que le Dieu de ma mère lise, devant les portes du paradis, la biographie que mon fils lui a concoctée, comme si c’était un hymne à la vie.

Dans un dernier effort, j’expire la rage entassée dans ma poitrine, je souffle les difficiles désillusions que j’ai vécues dernièrement, à l’image d’un cyclone, au même moment où je manque de m’étouffer. Je m’abandonne peu à peu, un sentiment de bonheur s’empare de mon âme. Puis, un flash, brutal. Ma mère, mon fils. Seuls. Tout seuls. Dans ce monde de fous. Leurs âmes acculées. Un deuil impossible à réaliser. Hors de question que je les laisse là, avec mon fou de frère qui rôde autour d’eux. Je rassemble tout ce qu’il me reste. Je rouvre les yeux. Enfin, je tente. Rien. Je cligne des paupières, l’air me brûle la gorge. Je continue. Encore. Je me raccroche. Encore.

Et là, je me sens tomber. Le sol. Le froid. La poussière. Ma poitrine qui se soulève dans un effort incontrôlable pour retrouver l’air. Tout se passe à la vitesse de l’éclair. Diane qui engueule Jacob dans une rage infinie, qui le secoue, hurlant, gueulant « mais tu es fou, tu es un grand malade, t’es complètement dingue. » Leurs enfants, en retrait, sur le bord des escaliers, qui assistent en témoins muets à la scène dont le dénouement aurait pu faire de leur père un assassin. Probablement que l’arrivée en trombe de Diane m’a sauvé. Elle m’a sauvé la vie. Et très certainement que Gary et maman n’y sont pas pour rien dans ce désir ardu à vouloir s’accrocher à la vie.

Je me relève, décontenancée. Essoufflée, presque morte, je fais promettre à Diane que ce fou ne doit plus s’approcher de qui que ce soit. Ma mère, mon fils, moi-même. Qu’au moindre écart, je préviendrai les flics. Que le personnel soignant lui barricadera l’accès à la chambre de mamie. Elle se ravise, bouche bée. Je crois qu’à cet instant, elle dévisage son homme comme on regarde son pire ennemi dans le reflet de la glace. Jacob, lui, se morfond. Il se tait, Dieu merci. En retour, je promets à Diane, exténuée, que je vais poser ma démission auprès de l’Education nationale dans les plus brefs délais. Qu’il sera désormais impossible pour ce taré de s’approcher de ma famille sans que je ne m’en aperçoive. Je lui redis : « Une connerie de plus et il finit derrière les barreaux. Astrid, le personnel soignant, maman, Gary, tout le monde peut témoigner contre lui, lui reprocher ses agissements toxiques. Le monde entier n’en peut plus de sa tête de con. Je ne veux plus rien à voir avec lui, avec toi, avec vous. Maintenant, c’est chacun pour soi. »

Dans un hurlement ultime, je leur crie qu’ils sont une famille de tarés inadmissibles dans n’importe quel hôpital psychiatrique que ce bas-monde peut posséder. Et voilà que je leur claque brutalement la porte au bec. Aujourd’hui, quelqu’un dans ma famille est définitivement parti. Il ne reviendra pas, impossible. Une étoile supplémentaire s’agite mollement dans l’inertie de l’univers. Tout portait à croire que ce serait ma grand-mère, et pourtant c’est mon gros naze de frangin que j’ai vu crever devant mes propres yeux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PARTIE III

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE 27,

15 janvier 2025,

Benedykte,

 

Neige par-ci, neige par-là. Couleur blanche partout dehors. Dedans, tout noir. Aujourd’hui, demain, tous les jours. Tout de chez tout. Fenêtre, ma frontière entre bien et mal. Du mauvais côté que je me situe. Pourtant, blouses blanches, lumières artificielles, murs blafards, veulent me leurrer, en reflétant autre chose que de l’obscur. Mais nan, nan, nan ! On n’apprend pas au vieux singe comment faire la grimace. Ah, ça, non. Et moi, bah la Benedykte, tous les jours qu’elle la fait, la grimace. Pas de sa faute, faut le voir, aussi, le monde, depuis ma fenêtre. Laid, fade. Terne.

J’aimerais que Dieu me rappelle. Mais, le combiné de la table de chevet, jamais il sonne. Des fois, dans ma folie douce, je le décroche. A l’oreille que je le mets. Pourquoi ? Je sais pas, c’est drôle. Ou pas. Blouse blanche, cheveux longs, bavarde, dit que c’est parce que ça déconne. Là-dedans. Que c’est cassé, dans ma tête. Oui, oui. Sûrement. Mais nan, en fait. Enfin, sans doute. La Benedykte, elle fait ça car elle se questionne. Elle se demande s’il marche, le combiné. Le téléphone marche ? Son bruit sourd dit que oui. Pourtant, pourtant, plus personne l’appelle, la Benedykte. Même le vieux Père Noël l’a oubliée. Sans surprise, j’ai reçu aucun cadeau. Sur ma liste pour le Père Noël, pourtant, pourtant, deux dessins. Une tête de mort, une tête qui sourit. C’est ce que je voulais : soit la mort, soit la vie. Sauf que, bah, la Benedykte, pile poil entre les deux qu’elle se situe. Cul entre deux chaises. Ras-le-bol. Epuisement. Chagrin. Peine. Déchirement.

Brigitte, elle, son choix est vite fait. Tête qui fixe le plafond. Jour et nuit. Pas d’appétit. Peu de paroles. Beaucoup de colère. Enormément de tristesse. C’est mourir qu’elle veut. Son corps, non. Moi, à l’inverse. Faciès de cadavre, volonté de vivre bien vivante. Mais, à quoi bon ? Vivre, pour quoi faire ? MMMMMhhh, mmmmh, MMMH !

  • Benedykte, calme-toi. Tu n’as pas besoin de râler pour que je remarque ton désappointement. Ils vont bien finir par venir. Gary, Ja-co, euhm, non. Gary, Sélina ; ils t’aiment. Et ils te manquent, je sais. Mais les retrouvailles n’en seront que plus belles. Peut-être qu’ils sont partis chercher le meilleur spécialiste, quelqu’un qui pourra t’aider à te sentir mieux, à alléger tout ça. Ils pensent à toi, tu sais, et tu dois savoir que leur amour est sincère. C’est certain. Ne doute pas de ça. Et je vais te dire un secret : moi aussi, je t’aime, ma petite Benedykte.
  • .

Blouse blanche se confie. Des chatouilles dans la poitrine que ça me fait. Je l’aime bien, sans trop savoir pourquoi. L’impression d’avoir partagé des choses fortes avec elle, mais lesquelles ?

  • J’ai le numéro de Sélina, ta fille. Et je te fais la promesse, si tu me serres fort la main, je l’appelle, d’accord ? Je te promets que ce Noël, c’était le premier… et le dernier que tu passeras seule. Si c’est comme ça, l’an prochain, tu seras avec moi. Je te le jure, Benedykte. Alors, tu me laisses sentir ta main, que tu me la serres un peu, juste un peu ?
  • Alex-andre !
  • Ah, c’est Alexandre qui te manque, c’est ça ?… Je sais, je sais, il doit être là, quelque part, en train de t’écrire la plus belle biographie qu’une grand-mère comme toi mérite. Il t’aime, Benedykte. Il doit te décrire avec tout cet amour, avec cette beauté que tu portes en toi. Je vais apprendre tellement de choses que j’ignore sur toi. J’ai hâte de la lire, cette biographie. Et je suis sûre que toi aussi, tu veux la lire, hein ?
  • MMMMMhhh !
  • Que tu es agitée. Arrête de crier, s’il te plaît. Sinon, mes collègues vont encore vouloir te faire avaler plus de médicaments que nécessaire. Dis-moi plutôt ce qui t’arrive. Tu t’en rappelles, sur la feuille, tu décides de ce que tu veux me dire, d’accord ?

Je boude. Si personne la lit, ma feuille, pourquoi dessiner ? Mais, me fâcher ? Nan, nan, nan. Pas avec blouse blanche. Unique personne qui me cause encore, cette dame. Sans elle, c’est pire pire que la mort, pire que tout. Alors… Concentration. Sourcils froncés, yeux qui se rapetissent. Tadaaaa, une belle belle tête de mort.

  • Encore cette vilaine tête de mort, Benedykte… Pourquoi, pourquoi tu la dessines ? C’est la télé qui te montre ça, c’est ça ? Si c’est ça, je vais l’éteindre, d’accord ? Ça te fera du bien, de t’éloigner de ces images bizarres. Peut-être qu’elle te fait penser à des choses pas claires. Je vais couper la TV, tu veux ? Sinon, avec toutes ces têtes de mort dans ta tête, tu vas te prendre pour une mamie motarde ou une tatoueuse des vieux temps.

Grands gestes. Je râle. Tape sur la table. Enervée. Tête de mort. Elle veut dire ce qu’elle veut dire. Mourir. Je veux. Pas compliqué. Tue-moi, tuez-moi. Faites que je vois les gens que j’aime. Pépé, Alexandre, ma fille, mon fils. Ou faites que je les vois plus du tout. Pas l’entre-deux. Pas l’espoir. Je n’en veux plus, de lui. Lumière vacillante qui réchauffe qu’un instant, mais qui guide droit, droit, droit à un cul-de-sac. Voilà ce que c’est, l’espoir : l’arme des impuissants. Horrible. Détestable. Ça m’énerve. Encore de grands gestes. Toujours plus. Fureur. Gigotements dangereux. Blouse blanche prend peur. Je continue. Oh, non ! Non, non, non. Piqûre qui se rapproche de ma peau. Non ! Non ! Se débattre, le plus possible ! Vite ! Pas la piqûre ! Après, je dors, je dors, je dors. Toujours dormir. Stop. Je veux plus dormir. Si peu de temps qu’il me reste. Interdit de dormir autant pour mes derniers jours. Vivre, et espérer. Ou mourir tout de suite. Oui, oui. Mince, piquée. Zut. Oh non, hélas, le venin se diffuse. Du poison. Je baille. Je résiste. Je baille. Je ré… Lumière blanche. Va-t-elle donner les réponses que je cherche ? Plafond qui me fixe. Lumière blanche, aussi. Je, je, je…. Mince de mince. Bats-toi. Je… Baille.

 

16 janvier 2025,

 

Réveil. Nausées. Crâne qui bourdonne. Doute, aucun : je vis. A peu près. Pas encore entre quatre planches, toujours entre quatre murs. Zut, raté ! Toujours… Là.

Neige, dehors, me nargue. Je rêve d’une chose, une seule : briser la fenêtre. Sauter au travers. Tomber dans la poudreuse. Dans cet endroit paisible. Danser dans la neige. Faire un ange avec les bras. Implorer le mien. Ressentir le froid. Trembler, geler. Ressentir, simplement. Une profonde émotion. Une ultime. Mais, réfléchir à ça, juste réfléchir, m’exténue. Plus capable de rien. A bout de force. A sec. Bras flasques. La peau qui fait des plis. Muscles affaissés. Inspirer, expirer, inspirer, expirer, cough-cough, devient un défi. Mes membres répondent plus. Puis, il y a cette pression, nouvelle, sur le visage. Démangeaisons. Je crois, je crois, je croirais avoir de la ba-ba-barbe. Bas du visage qui gratte. Fines gouttes de transpiration. Agonie. Agonie. Au secours. Vieille poupée au visage brisé, je ressemble à ça, dorénavant. En même temps, étrangement, je ressens, je ressens une envolée bienfaisante. Sensation d’euphorie. Légèreté. L’air a un goût indéfini. Brûlure dans mes narines. Il éteint mes remords, mes regrets. L’énergie, en moi, s’accroît. Plus que jamais entre la vie et la mort. Un coup, je plane, haut dans le ciel, et l’autre, voilà que je me sens presque enterrée.

Yeux, naturellement, se baissent lentement. Stupéfaction. Sur ma bouche, un masque. Je m’enfonce dans le matelas. Craintive. Oh, là, là là là. Diable. Que m’as-tu fait ? La mort, tu me la refuses. Noël, jamais, au grand jamais, ne viendra. Diable, c’est ridicule. Laisse-moi m’échapper. M’étouffer dans un soulagement. M’asphyxier. Rompre ma respiration et ressusciter dans une bulle d’air. La mort se glisse entre mes respirations. Mais toujours dans l’attente. Elle se fait désirer. Même elle ne veut pas de moi. Pourtant, pourtant, pourtant, petite voix me dit de m’accrocher. Non plus à la vie. Plutôt à la probabilité de mourir, bientôt, incessamment. Je veux tomber, comme un flocon. Dans l’invisible. Là où tout le monde me verra enfin à nouveau. Il suffit de lâcher, tout lâcher. Le vent, il me veut. Sans ce masque, sans cet oxygène qui gâche l’occasion d’en finir. Lui, il me hurle de respirer. Il est ma dernière frontière. La dernière fenêtre à pulvériser. Pour enfin briser la glace.

 

 

 

 

CHAPITRE 28,

16 janvier 2025,

Sélina,

 

J’avais cru que, quand ce moment arriverait, je m’effondrerais sous le poids de l’émotion. Tellement de fois, je me suis imaginée éprouver ce sentiment d’anéantissement. Pendant des semaines, des mois, j’ai pétri cet instant à l’image de ce que je voulais ressentir le jour J. Je me voyais déjà être appelée, un matin d’hiver, l’haleine encore fétide, une douleur au ventre qui mime la dévastation quand le numéro de l’Ehpad s’affiche sur l’écran du cellulaire. Je devinais l’onde de choc qui allait se répandre entre mes côtes, qui allait faire résonner mon plexus comme un tambour funeste. La voix d’Astrid, rocailleuse, dénuée d’âme, qui m’apprend l’insurmontable épreuve. Et moi, figée, déconnectée, sachant déjà que mon cœur, s’il battait encore, le ferait dans un vide absolu, déchiré pour l’éternité. Mais il n’en a rien été. Quand c’est arrivé, il y a eu un décalage, déconcertant. Le choc tant attendu n’a pas eu lieu. Pas un frisson, pas une secousse. Juste un naufrage sans tempête. C’est comme si tout ce que j’avais projeté comme étant la clé de quelque chose, n’a finalement été qu’un écran de fumée. Astrid m’a appelée, j’ai répondu. Elle m’a avertie, entre deux sanglots étouffés, la lutte de maman pour chaque souffle, le masque à oxygène, l’imminente fin de parcours, les prochains jours décisifs pour lui dire « au revoir. » J’ai acquiescé. Mollement. Sans autres mots à dire que « merci de m’avoir prévenue », j’ai raccroché, le cœur dur comme un roc.

Dans ma tête, une vie défile en l’espace d’un instant. D’emblée, je devine avec une naïveté inégalable l’absurde destin qui m’attend désormais. Une existence morne, sans relief, dans laquelle les journées sont indistinctes et les gestes fades. Pour me consoler, ou du moins singer quelque chose de semblable, la tentative désespérée de partager ma peine me traverse l’esprit. Parce qu’après tout, on aime ceux qu’on aime dans l’espérance secrète, presque honteuse, qu’ils nous sauveront le jour où nous serons trop brisés pour le faire. Emue, je ne peux que constater, maintenant effondrée, que ce jour est là, et qu’il se fond à ma vie au moment où mes complicités ne sont plus qu’un vague souvenir.

La semaine dernière, l’envie de rappeler mon fils a envahi tous les recoins de mon esprit. Puis, j’ai été rattrapée par l’horreur que je lui ai fait vivre. La réalité prend la forme suivante : l’ombre de cette maladie qui plane au-dessus de nous et nous menace est un mal qui ne se voit pas. Elle infecte les cœurs, s’enracine curieusement dans nos discussions. C’est un intrus silencieux, un prétexte pour nos disputes furieuses. J’ai honte, si honte. Parce que le vrai mal qu’elle déclenche, c’est cette culpabilité qui nous éloigne, qui nous sépare dorénavant, mon fils et moi. Je l’ai vu, ce rêve qu’il portait : redonner une mémoire, un éclat à sa grand-mère, comme un dernier souffle de lumière. Mais je l’ai écrasé, ce rêve, avant même qu’il ne prenne forme. Et maintenant, je m’interdis d’appeler mon fils. Je ne veux pas déchirer davantage encore l’innocence qu’il porte dans son corps d’enfant. Je n’ai pas le choix, je vais pourtant devoir l’appeler pour le confronter à la vérité qu’il ne mérite pas.

Nerveusement, je regarde l’écran noir de mon téléphone en priant pour qu’il s’illumine d’une notification. Celle qui laisse apparaître un SMS du genre : « Maman, il faut que l’on s’appelle, et vite. » Quelque chose qui m’enlèverait ce poids inadmissible de devoir briser le cœur de son propre fils. Mais elle ne vient pas, cette illumination soudaine du destin, elle demeure une hypothèse irréalisable parce que moi seule suit au courant de la fatalité qui nous guette. Je déverrouille mon smartphone, et à cet instant, je me décompose en remarquant que ni un message ni une alerte n’a été reçu depuis des journées sur ce cellulaire qui retranscrit à merveille le vide actuel de mon existence. Pourtant, au bord de la rupture, celle qui te fait appuyer sur l’accélérateur quand tu sais que tu fonces droit dans le mur, j’ai même pensé à réécrire à David. Je n’étais définitivement pas moi-même, il va sans dire. En relisant le pavé que je lui ai écrit, je me dis qu’en fin de compte, j’aurais dû plutôt m’attacher, tel un boulet, à ce même pavé. Sans doute dans l’espérance honteuse de l’imaginer me noyer lorsque je le jetterai dans la mare.

«  David,

On ne meurt pas d’amour. On meurt quelquefois de ses conséquences. Quand l’amour devient brûlant, et que, pour le refroidir, il nous pousse à mettre ses doigts sur la crosse gelée d’un revolver. Moi, c’est un peu quelque chose de ce genre-là qui est en train de m’arriver.

L’amour pour ma famille me consume. Notre fils ne me parle plus. Jacob devient dangereux pour lui-même et pour nous. Je n’ai plus d’amies. Il ne me reste plus que ma mère, mais elle n’est plus vraiment là. Et j’attends patiemment le jour où ce sera définitivement le cas. J’ai perdu mon cœur de môme, dans un recoin de cette maladie qui absorbe tout de notre humanité et que le temps révélera tôt ou tard. Ce matin, un corbeau s’est posé sur mon toit. Et je veux t’accorder ces mots avant que je ne sois plus capable de les prononcer, emportée par les remords ou la dépression. Car les signes ont des secrets qui n’en sont plus pour moi.

L’un de mes premiers mauvais choix, certainement, remonte à l’époque où j’ai décidé d’arrêter notre relation. Si je l’ai fait pour ton bien, voilà que je ne discerne dorénavant plus vraiment le bien du mal, raison pour laquelle je me demande si j’ai bien fait. Mais voici que pour protéger ma mère du mauvais sort, j’ai tout fait. Tout. Je me suis éloignée de ma propre vie, de toi, de moi. J’ai appris à désapprendre l’individualisme, à catapulter à la corbeille mes ambitions personnelles. Aujourd’hui, je suis officiellement radiée de l’Education nationale. Ce choix, parce que c’en est bel et bien un, m’appartient. J’ai trop d’amour envers mon métier pour me mettre indéfiniment en arrêt maladie, et pas assez pour moi-même afin de croire que j’irai un jour mieux. Ainsi, moi aussi, je suis à présent au chômage. Mais ça travaille trop à l’intérieur pour que je m’en rende réellement compte. Je l’ai fait pour me rapprocher de maman, pour l’accompagner jusqu’au chant du cygne. Cela dit, les oiseaux chantent toujours, mais moi, je n’ai plus vu ma mère depuis des semaines. Par crainte de faire face à ce qui m’attend sûrement un jour. Par lâcheté. Par tristesse. Par honte.

Je ne sais ni pourquoi ni comment je suis parvenue à t’avouer cela. Tout ce que je sais, c’est que si c’était à refaire, certainement que je me serai accrochée à notre flamme mourante. Mais la vie est ainsi faite tu sais… Elle tisse des fils invisibles, faits de désillusions et de regrets. Une toile d’araignée dans laquelle on se laisse pendre, les deux pieds gesticulant dans le vide.

Permets-moi donc de te demander de t’accrocher. Accroche-toi pour ne pas devenir ce que je suis devenue. Tiens bon. S’il te plaît. Ne laisse pas la poussière ensevelir la lumière qui se faufile au travers de ta fenêtre.

Nous deux, nous ne nous reverrons pas. Parce que ma vie n’a plus rien a à apporter à la tienne. Mais si, un jour, tu trouves un souffle nouveau sous ce ciel de cendres, juste de quoi rallumer le brasier, ne doute pas que j’en serai la plus heureuse. Je garderai à jamais un souvenir doux-amer de toi, de nous, mais c’est comme ça.

Que ton futur soit une lueur, même si elle brille sans moi.

Signé,

Sélina »

 

Quatre jours que je lui ai écrit ça et pas une réponse. Le corbeau, sans doute, avait raison. Idiotement, je poursuis le renfoncement de mon âme en guettant, guettant, guettant un message qui ne viendra pas. Une illumination qui ne peut prendre qu’une seule forme. Et pourtant, dans mon appartement obscur, noir comme le fond de mes rétines, un rayon pénètre un des volets que j’avais mal fermé. C’est peut-être cette illumination que j’attendais, finalement. J’ouvre en grand le volet, j’aperçois, entre les mouvements ininterrompus du ciel disgracieux de janvier, un signe permanent. Il me réchauffe le visage. Il m’invite à relever la tête. Rond et puissant, le Soleil exauce une prière que je n’ai pas faite. En lutte contre moi-même, je serre les dents et j’ouvre un à un les autres abattants. La lumière transperce l’ombre, enfin. Elle éclaire mon téléphone. J’y entrevois un sens. Je compose le numéro de mon fils, prête à exploser, mais prête tout de même. Au bout de fil, un bip, un deuxième, puis un silence latent. Je ne décroche pas de mon but. Lui, cependant, a bel et bien décroché. On se flaire, comme chienne et louve. Dans le silence. J’inspire, ma gorge se gonfle, comme un rouge-gorge, et je suis à un instant d’entrer en collision avec la suite de notre destinée. Mais, en gentleman bien élevé, c’est bien mon fils qui prend la parole en premier :

  • Ne rajoute pas de souffrance à celle qui t’étouffe déjà. Je sais pourquoi tu m’appelles, même si tu ne le dis pas. De toutes les raisons, il n’y en avait qu’une seule qui pouvait faire naître cette lueur. Une chance amère, une dernière lucidité, qui nous rappelle que nous sommes liés, même dans les instants où tout se brise. Je n’ai pas besoin de tes mots, ni de tes explications sur l’urgence médicale qui condamne mamie. Je serai là, à tes côtés, dans cette épreuve. Dis-moi ce que je peux faire, et sache que je ferai tout mon possible pour y arriver.

 

CHAPITRE 29,

17 janvier 2025

Gary,

 

Qu’est-ce que j’aurais fait si elle ne m’avait pas appelé ? Je me demande si j’allais vraiment, si j’aillais vraiment me défenestrer du balcon, à la recherche d’une rédemption dans la mer d’ombres et de lumières éteintes situées quatre étages en-dessous. Il y a quelque chose d’immensément vertigineux, dans l’espace d’une seconde en face-à-face avec sa finitude. Suspendu, et pourtant au plus bas, j’ai eu l’impression de voir la totalité de ma vie : tous mes regrets, toutes mes douleurs, tous mes « si seulement » et « je n’aurais pas dû. » Mes souvenirs furent des éclats de verre qui s’éclataient en mille éclats au moindre rapprochement de mes doigts dans la quête effrénée de pouvoir enfin mettre la main dessus. La question « est-ce que quelqu’un me pleurera ? », planait dans l’air, comme je me voyais le faire la seconde d’après. Au Républicain Lorrain, je devinais d’avance le titre racoleur auquel j’allais avoir le droit : « De journaliste à suicidaire : la dramatique descente aux enfers de notre ex-collègue. » Rien qu’en fermant les yeux, je pouvais déjà imaginer, dès les premières lignes de ce torchon, les soi-disant regrets de Bernard, qui promettrait de se souvenir de moi comme d’un homme brillant et audacieux sans en penser un mot. Et cette pensée horrifiante intensifiait plus que de raison ce désir capricieux de partir en faisant le saut de l’ange.

Mais mon véritable ange, celle qui m’a mis au monde, a décidé que ce n’était pas l’heure de me rappeler dans le néant. Il faut tout de même souligner la ridicule ironie de cet instant quand, la seconde auparavant, je me croyais être prêt à m’éteindre, pour finalement sortir de ma torpeur à cause de la sonnerie de mon téléphone. Il faut m’imaginer, redescendre calmement de mon balcon, pour répondre comme si de rien n’était à l’appel de ma mère, alors que l’instant précédent aurait pu être l’ultime de mon existence.

En raccrochant, je me demande ce qui a bien pu me passer par la cervelle, bordel. Et si je n’étais qu’un battement de cils dans l’univers, dis-moi, mon Dieu, ce que serait ma mère sans moi ? Dans un silence de plomb, j’inspecte avec une rigueur de détective mon appartement. Je veux m’assurer que personne n’ait été le témoin de ce funeste spectacle. Avant de refermer la porte-fenêtre qui mène à mon balcon, je jette furtivement un coup d’œil à l’étage du dessus et du dessous. J’examine également l’immeuble d’en face, anxieux. Je me rapproche de nouveau du balcon, et passe au peigne fin l’obscurité régnant dans la rue. Mon émotion retombe à plat lorsque je remarque qu’effectivement, je suis bel et bien qu’un battement de cils dans l’univers. Ni un voisin ni un passant n’a observé ce qui aurait pu se produire, et quelque part, ça me soulage. Cet instant demeurera à jamais le secret le mieux gardé de mon âme, ouf. Hélas, dans mon euphorie, j’ai promis à ma mère que j’appellerai Jacob pour le prévenir. J’ai pourtant non seulement été catégorique, mais toujours aussi rancunier : « De mon vivant, j’interdirais à Jacob de s’approcher de quiconque de ma famille », que je lui ai rétorqué à ma mère. Une promesse froide, une sentence. Ça l’a fait pleurer, bien sûr. Moi aussi, à vrai dire, mais pas pour les mêmes raisons. Essentiellement parce que je sais pertinemment que cet idiot pourrait encore tout gâcher, même dans les derniers instants de ma grand-mère.

Puis, ma mère étant à ma mère, j’ai eu le droit au traditionnel discours de coutume. Celui qui revient toujours quand les âmes se heurtent : la famille, la réconciliation, tout ça… Propos qui défend grosso modo que « nous ne serons pas meilleurs que lui si on l’exclut. » Je l’ai écouté, ce discours, l’esprit noyé dans un torrent de rancœurs anciennes. Enervé, nerveux, par-dessus tout écœuré, je rapplique en jurant que c’est lui qui a choisi de figer la situation en cet état. Et que nous, nous n’avons pas à faire le double des efforts qu’il n’a pas fait pour rattraper le coup. « Tant pis pour lui », que je conclus. Elle m’a alors dit que c’est ce que « mon père » aurait dit. Voilà qu’elle m’enfonce une lame dans le cœur. David… L’idée même de lui ressembler me tordrait l’âme. Piqué dans mon orgueil, j’ai répondu dans l’instant. Un truc du genre « je vais le faire, parce que je ne suis pas lui, mais ce ne sera pas moi le coupable de tout cela si ça ne marche pas. »

La voile prise dans le mat, c’est seulement maintenant que je m’attarde sur la raison de cette brume noire qui m’emporte. Je prends compte de ce qui compte vraiment dans cette histoire : le départ de ma grand-mère, imminent. Une tristesse, évidente, se présente devant moi. Imperceptible, car elle se perd dans les vieilles rancunes, les faux combats ; toutes ces choses inutiles et futiles qui laissent une ombre parasite sur le seuil de mon esprit. Et si je prenais le temps d’accepter la nouvelle pour moi avant de la partager aux autres. Si, pour une fois, je vivais un instant entièrement. Je médite. Assis en tailleur sur mon canapé, je me laisse envahir par l’idée que c’est la fin. Que cette réalité noire n’ait aucun mot pour être décrite bien que pourtant elle soit la chose désormais la plus descriptible qui soit. Plus qu’une porte à ouvrir dans ce grand labyrinthe et ma grand-mère trouvera la voie du salut : celle qui mène à un long tunnel de lumières blanches. J’espère qu’elle ne se perdra pas en chemin, puisque je ne veux plus qu’elle souffre. Et la mort a cet avantage sur la vie. Parce que la vie, c’est ça : une succession de départs, d’étreintes qui se brisent. La fin est la raison de la vie. C’est l’air que nous respirons qui nous engloutira un jour. Je prends ainsi une grande inspiration afin de m’assurer que mon tour n’est pas venu, et je vais dans mon répertoire téléphonique.

Je défile les contacts, contemplant comment la plupart d’entre eux ne sont plus qu’un nom inscrit dans mon téléphone, comme une gravure illisible sur une pierre tombale. Je pensais avoir encore des amis en dépit des circonstances, la volonté presque mécanique que j’ai à vouloir appeler mon pire ennemi dès la mauvaise nouvelle apprise me montre toutefois que je me suis définitivement trompé. Tout comme ma grand-mère, mon téléphone pourrait, lui aussi, perdre sa mémoire, que le cours de mon existence en serait inchangé. A l’exception près que je n’aurais pas à appeler mon idiot d’oncle. « J’y vais ? J’y vais pas ? Je pourrais aussi dire à ma mère que Jacob n’a pas répondu. Qu’il ne l’a pas fait non plus quand je l’ai rappelé. Qu’il n’en fait qu’à sa tête et que, de toute manière, c’est mieux comme ça. » […] « Je pourrais également jurer que cet empoté a menacé de m’ôter la vie si je le rappelais une seule fois sans daigner comprendre la nouvelle que je voulais lui faire parvenir. » Parmi toutes ces options pour tordre la réalité comme bon me semble, j’ai pourtant choisi celle qui brûle, celle qui arrache ; l’unique option qui m’oblige à cracher la vérité sans filtre. Puis je redeviendrai invisible. Car ainsi va ma destinée. Mais en attendant, il faut bien que j’appelle.

Le bip du téléphone résonne… D’abord une fois. Puis deux. Trois… Alléluia. La pression, au lieu de m’étouffer, se relâche. Et quand je me dis que je suis enfin sorti d’affaire, que je vais échapper à cette voix rugueuse de mon oncle prête à éclater comme un orage, évidemment, ça décroche. Et merde !

  • Allo ? […] Allo ?
  • Est-ce que tu m’entends ? Je sais que tu es au bout du fil.

Ah ! Il veut jouer à qui est le plus con ! Hors de question de le suivre ! « Pourquoi ? Ça pourrait pourtant être la raison parfaite pour éloigner définitivement ce mec de ce qui reste de mes proches. » « Parce que je sais qu’à ce petit jeu, il va gagner haut la main. Tant qu’à moi, je suis un mauvais joueur qui déteste perdre, a fortiori contre cet idiot », répondis-je de moi à moi.

Il y a des jours comme celui-ci où la révolte m’embrase et où je me sens envahi par un grand courage, par un sentiment de lutte en réponse à une catastrophe, à quelque chose auquel on ne peut plus rien maintenant que c’est arrivé. Cette révolte, elle nait généralement en moi seulement lorsque je sais pertinemment que c’est fini, que se rebeller ne servira à rien. C’est comme pisser dans l’océan. En toute vraisemblance, ça me protège des conséquences néfastes, car je n’ai plus rien à craindre. Mais aujourd’hui, je n’ai plus cette décence. Alors je fonce droit dans le mur. Tant pis pour la casse :

  • J’entends ton souffle au travers du téléphone, derrière le fil. Je sais très bien que tu m’entends. Mais je sais aussi que tu n’as rien envie de m’accorder, même pas la joie de la politesse. Ca te regarde, et tu as raison : si je t’appelle, c’est pas pour discuter. J’ai plus rien à te dire moi, de toute façon.

Je laisse un silence, espérant qu’il le rompe. Mais non.

  • Mamie arrive au bout de son odyssée. Rien que de le dire, ça me fout les larmes… ! Tu comprends ? Elle va mourir. C’est ce que tu voulais, hein ? Bah le moment tant attendu est arrivé ! Tu dois être content, n’est-ce pas ? Réponds !

Toujours ce silence, imperturbable, qui fait le bruit d’un vacarme.

  • C’est Astrid, la dame de l’hôpital, tu sais, celle que tu snobes tout le temps, qui a chargé maman de nous prévenir. Mais comme elle ne peut même plus te voir en peinture, c’est ton neveu adoré qui s’en charge. Ca doit encore plus te ravir ! Allez, dis-le que tu es heureux maintenant. Je n’en t’en voudrais pas davantage si tu me confirmes une bonne fois pour toute que tu es un monstre sans cœur. Allez, un petit effort, je te prie !

Sa respiration gagne en intensité, je le constate dans son souffle brisé. Oh, une émotion ? De sa part ? Tiens comme c’est curieux.

  • Ses jours sont comptés, si ce n’est ses heures. Un masque à oxygène remplace son visage. Elle souffre. Une fois de plus. On nous a dit que c’était le moment, si on voulait l’accompagner, durant ses derniers instants.

Rien. Encore et toujours rien. Je perds patience.

  • Avec ta respiration de cadavre, je me doute bien que t’es déjà mort à l’intérieur. Mais mamie, c’est toujours pas le cas, et nous, on sera là jusqu’au dernier souffle. Si ça tenait qu’à moi, j’aurais tout fait – tout – pour que jamais tu ne saches un centième de ce que je te raconte. Pour que tu nous foutes la paix, enfin. Mais ce n’est pas pour moi que je fais ça. Mamie, si elle avait la force de tenir encore un stylo, et a fortiori d’écrire ne serait-ce qu’une ligne de son testament, son premier vœu serait qu’on soit réunis. Une dernière fois. Tous ensemble.
  • Que tu le veuilles ou non, mamie, elle comprend toujours le langage du cœur. Elle les vit aussi, ses fractures entre nous. Et peut-être qu’elle dirait qu’on pourrait recoller les bouts, reboucher les trous, si elle pouvait encore causer. Moi, j’y crois pas. Mais pour elle, je me dis qu’il faut qu’on essaie…
  • J’ai bien compris que tu n’en avais rien à foutre de ce que je dis, ton silence, il dit tout. Tu pourrais au moins dire quelque chose, me crier dessus, comme d’habitude quoi. Bon, moi, je vais y aller. Quant à toi, je crois que tu as déjà décidé de ce que tu faisais… J’espère que ce soir, tu penseras un peu à la femme qui a tout donné pour toi, et que tu te sentirais bien bête de ne pas être auprès d’elle. Allez, j’ai rien de plus à te dire. Salut !

 

J’appuie frénétiquement sur « raccrocher », jusqu’à ce que mes doigts me fassent mal. Puis je balance mon téléphone contre le mur. Un bruit sourd. L’écran se fracture, il tombe comme une guêpe morte. Qu’importe s’il ne marche plus. Au moins, on ne me demandera plus de faire le sale boulot pour les autres. Je souffle. J’ai la tête qui bourdonne encore, moi. Et là, il se rallume, avec ses fissures, comme un putain de cadavre qui refuse de crever. Je m’approche pour l’achever. Et là, qu’est-ce que je vois sur l’écran : « Jacob ». Merde, me dis pas que j’ai parlé à sa boîte vocale pendant tout ce temps et que l’autre me rappelle pour savoir ce qui ne va pas. Oh non, tout sauf ça. Envie de mordre, de crier, de tout casser… Mais il me faut encore tenir. Courage, putain ! J’attrape le téléphone avec une main tremblante, et j’appuie sur le bouton « décrocher », comme si j’allais appuyer sur le bouton de ma propre perte. Il répond. D’une voix brisée. Presque éteinte. Entre deux sanglots, il parvient à s’exprimer :

  • Merci de m’avoir prévenu. Je viens au plus vite.