Oliver était assis là, par terre sur les pavés, parmi gomme à mâcher écrasée, mégots et feuilles roussies par toute une année de misère que leurs arbres avaient laissées choir là, bordant le macadam. Il était adossé nonchalamment, ses courtes et menues jambes allongées sur les dalles de béton, contre le mur crasseux d’une des grandes tours qui, de part et d’autre, encadrait la septième avenue, grandes présences oppressantes, sortes de geôliers capitalistes. Du plus lointain qu’il se souvienne, il avait toujours vécu là, errant dans toutes ces rues gigantesques et identiques à la recherche d’une pauvre et maigre pitance qui lui soulagerait sa faim pour une poignée d’heures. Et malgré tout, il était heureux. Heureux car, du haut de ses six ans, il savait. Il avait un savoir plus précieux que n’importe quelle pierre ou bout de papier auquel les gens raisonnables dédient injustement leur vie et plus utile que n’importe quel outil que jamais personne ne trouvera. Il ne savait pas grand-chose pourtant, mais ce qu’il savait valait mieux que tous les savoirs du monde combinés. Il l’avait appris presque en autodidacte. À force d’errer, d’observer. Il était sûrement le seul de toute la ville à savoir, car aucun autre n’avait ni ne prenait le temps d’errer et d’observer. Personne contrairement à lui, ne s’émerveillait d’un flocon de neige qui tombait poétiquement avec une pointe de mélancolie d’un ciel infiniment gris ou encore d’un rouge-gorge qui se posait allègrement sur une branche d’érable et faisait profiter les oreilles attentives de son unique admirateur de son chant si pur. Et parfois, pris d’un élan de folie passager, le garçonnet sautait, virevoltait et dansait gauchement sans aucune coordination puis se laissait tomber dans un tas de feuilles mortes sur le trottoir et riait aux éclats, enivré de joie de vivre. Essoufflé, il plaçait ses mains sous son crâne et, les yeux pétillants d’une lueur heureuse et apaisée ; il contemplait cet étrange animal qui chantait pour lui et éveillait au plus profond de sa personne un sentiment inexplicable de liberté mêlée à une puissante sérénité. Seul dans son monde, il se demandait ce que pouvait bien vouloir dire son petit compagnon ailé. Chantait-il les louanges de la Terre ? Ou bien parlait-il du cours du dollar, comme Oliver l’entendait partout au tour de lui sans comprendre ce dont il s’agissait ; pourquoi donc un oiseau ne s’en préoccuperait-il pas ? Aucun élément extérieur n’aurait pu le tirer de sa rêvasserie, pas même cette petite fille bien soignée et toute pomponnée qui avait arrêté sa mère au milieu de cette valse de jambes pressées et de pieds écrasés dans leurs chaussures étriquées et cirées au possible, pour observer ce curieux spectacle, perchée sur ses petits escarpins blanc immaculé. Elle dévisageait l’autre avec insistance. Sa face sale, ses cheveux ébouriffés, ses beaux yeux brun ambré, sa chemise chiffonnée trop grande pour lui qui sortait de sa salopette à laquelle il manquait une bretelle. Il n’était pas chaussé lui, et semblait s’en moquer parfaitement. Et puis le rouge-gorge finissait par s’en aller chanter pour quelqu’un d’autre. C’était toujours à ce moment qu’il se redressait sur ses bras et apercevait la fille entourée par ce tumulte incessant de pantalons bien taillés et de ce martèlement de la chaussée qui battait la mesure d’une chose qui échappait complètement au garçon. Souvent, il lui souriait ou alors lui faisait un grand signe de la main, tout content de se faire observer comme lui observait son oiseau. Seulement, elle le regardait avec une pitié bien apparente, et quand elle se sentait elle aussi dévisagée, alors elle allait prestement se blottir dans la jupe de sa mère. Puis elle disparaissait, emportée par la foule, laissant le garçon seul, à nouveau.
Lui, toujours assis, contre son mur sordide, rêvait à ces rencontres fortuites. Sans qu’il s’en rende compte, certaines grandes personnes attardait leur regard sur cet enfant, avec une sorte de nostalgie et de regret. Soudain, ils se rappelaient : réunion immanquable avec Monsieur J’ai-de-l’argent-je-suis-important ! Ils se secouaient un bon coup la tête pour se remettre les idées en place avant de filer plus promptement encore que d’habitude. Lui, les yeux mi-clos, ne faisait pas gare ; il faut comprendre enfin, il rêvait de son rouge-gorge et de la petite fille aux escarpins !
Il n’avait pas grand-chose à part le rêve d’ailleurs, juste sa petite plante. C’était un pissenlit qu’il avait fourré dans une boîte de conserve vide, ramassée dans une décharge. Il y tenait plus que rien au monde, à sa verdure. Il se l’était appropriée quand, cinq mois auparavant, en traversant un parc très tôt un matin, il était tombé sur un agent d’entretien qui arrachait des fleurs sur le bas-côté de l’allée centrale.
« Que fais-tu ? » s’était-il enquit.
L’agent l’avait regardé avec surprise.
« Mais que fais-tu là mon enfant ? avait-il répondu. Et tes parents, où sont-ils ? »
« Que fais-tu ? » avait insisté l’enfant en plongeant ses yeux ambrés dans le regard de son interlocuteur.
« J’enlève les mauvaises herbes. »
« Je ne comprends pas », avait répliqué Oliver après une courte réflexion.
« Il n’y a rien à comprendre. Elles ne doivent pas être là, je les enlève. Elles sont mauvaises. »
« Mais, une fleur n’est pas mauvaise. C’est beau une fleur. Il faut en prendre grand soin. Tu en prends soin toi, de ta fleur ? »
« Tu ne comprends pas, ce n’est pas ma fleur. »
« À qui est-elle alors ? continua Oliver, toujours sans comprendre. Et que vas-tu en faire ? »
« Je vais la jeter ; elle est mauvaise. »
« Oh non ! s’était-il offusqué, effrayé. Tu n’as pas le droit ! C’est vilain de jeter une fleur ! Donne-la moi ! »
L’agent avait hésité puis lui avait déposé la plante dans le creux que le garçonnet avait formé en rassemblant ses deux mains toujours potelées. Et ils s’étaient quittés comme ça, l’homme ahuri, regardant le petit s’en aller dans les allées vides, se balançant d’un pied sur l’autre et en fredonnant un air joyeux presque, chuchotant de doux mots à sa nouvelle possession.
Il l’avait nommée pal, parce qu’elle était le seul ami qu’il n’eut jamais eu.
Deux jeunes adolescents s’étaient approchés du vagabond un jour et lui avaient joué un tour : ils avaient prétendu qu’Oliver était en possession d’un bananier, un bananier particulier : un bananier nain ! Et ils s’en étaient allés en riant mais le garçon y avait cru, il s’y était encore davantage attaché et s’en occupât du mieux qu’il put cinq mois durant, l’arrosant jour et nuit et lui donnant des bouts de pain rassis dans l’espoir qu’un jour, il en obtiendrait une banane ! Une vraie banane, toute grande et jaune et sucrée comme il faut, enfin tel qu’il s’imaginait le goût d’une banane.
Elle ne ressemblait maintenant plus de loin ou de près à une fleur, ou à n’importe quel bananier d’ailleurs, nain ou non. Avec le temps, pal avait dépéri, de jaune, elle était passée au gris puis au blanc. Ses pétales avaient formé comme une bulle protectrice autour de son pistil. Quand le vent soufflait, certains pétales se détachaient et s’envolaient avec volupté. Au début, cela avait bien plu à Oliver mais lorsqu’il se fut rendu compte que sa fleur se dégarnissait de ses pétales à vu d’œil, il se fâcha contre le Vent. À chaque fois que celui-ci se levait sur la ville, Oliver inspirait de grosses bouffées et soufflait tout ce qu’il pouvait dans le sens contraire de son ennemi, mais il ne pouvait livrer bataille longtemps car très vite la tête lui tournait et il était forcé de se rasseoir pour reprendre ses esprits. Il avait alors pris la décision catégorique mais nécessaire d’arracher lui-même les derniers pétales subsistants de sa plante et les avait enfouis dans le fond de sa poche de salopette. Ils seraient ainsi toujours à lui et personne ne pourra jamais lui les retirer, avait-il pensé. Il ne restait plus qu’une seule feuille au pissenlit, toute rabougrie et brune verdâtre.
Les jambes continuaient de s’engouffrer dans les trous béants du sol garnis d’escaliers et disparaissaient dans tout ce tumulte. Ou bien elles passaient de grands tourniquets de verre pour disparaître dans une tour. Les montres comptaient les secondes à voix haute, il semblait, et gênaient Oliver dans ses rêvasseries. Les voitures écrasaient le goudron, les moteurs grondaient, on klaxonnait incessamment. Les odeurs de pots d’échappement brûlaient la gorge du rêveur. Lassé, il prit sa plante d’une main et se mit en quête de l’une de ses occupations favorites : lire le journal. Enfin, tout est relatif. Bien sûr il ne lisait pas à proprement parler mais il arrêtait son doigt sur les photographies que ces feuilles de choux contenaient ou sur certains mots que Jane lui avait appris à lire, des mots très élémentaires tels que « bonjour » ou « aujourd’hui ». En arpentant les rues pendant quelques dizaines de minutes, il finit par tomber sur une couverture de journal pas trop piétinée. Il l’inspecta brièvement. Il n’y avait qu’une empreinte boueuse de soulier de taille 43 à vu de nez, en diagonale de la page. Consciencieusement, il plia le journal en deux et le glissa entre sa salopette et sa chemise, le laissant à peine dépasser. Il se dirigea là où toujours il s’installait quand il se trouvait un journal à son goût, c’est-à-dire sans trop de texte et avec de belles et grosses images dedans. Il se retrouva dans un terrain vague qu’il connaissait sur le bout des doigts ; à vrai dire, il connaissait sûrement mieux la ville que celui qui lui avait dessiné ses rues. Il grimpa sur une petite bute presque entièrement dégarnie de végétations, celle-ci étant remplacée par des déchets en tous genres. De l’autre côté, en contrebas, se tenait la carcasse d’une voiture à laquelle il manquait toutes les portes et tout ce que quelqu’un avait jugé de valeur, en laissant le volant et les pédales, au grand bonheur du chérubin. Il s’installa dans le siège conducteur dont le cuir déchiré laissait s’échapper la mousse tant et si bien que son armature enfonçait douloureusement l’omoplate d’Oliver. Bien sûr il aurait pu choisir le siège passager, en bien meilleur état, mais en cas d’accident ? Mieux valait-il rester en contrôle au cas où le garçonnet louperait un sens interdit en lisant son journal ou pire encore, renverserait un chat. Enfoncé qu’il était dans son siège, les pieds appuyés sur le capot cabossé, les jambes traversantes l’inexistant pare-brise, il tenait son bout de papier exagérément près de ses yeux, pour ne pas qu’un seul détail des photographies dont il se délectait et qui lui faisait visiter un monde dont il ignorait tout ne lui échappe. Plus loin, un chien errant au museau excessivement long passait, rasant le sol à la recherche d’un petit quelque chose à se mettre sous la dent. Oliver, plongé qu’il était dans son observation, ne l’aperçut même pas. Il restât bien deux heures, avachi dans sa voiture toute rouillée, absorbé.
Le monde est si beau, si vaste, si vivant, pensait-il. Peut-être autre part y a-t-il un enfant comme moi ? Puis, lorsque plus aucune des photographies n’eût de secret pour lui, il ouvrit la boîte à gant et y fourra son journal, comme il y avait fourré tous les autres. Il prit son bananier sous les bars et quitta le véhicule sans oublier de couper le contact par imagination. Il s’en alla dans les rues de la ville, balançant ses bras joyeusement malgré la faim tenaillante. La vie était bien trop belle pour penser à se nourrir ! Pourtant, une vieille dame qui l’épiait par sa fenêtre, s’apitoya sur ce bout d’enfant qui errait dans sa rue. Elle ouvrit grand sa porte et le héla au moment où il allait disparaître, s’engageant dans une rue perpendiculaire.
« Eh, mon petit ! »
Étonné et surpris qu’on lui adresse la parole, Oliver lui répondit de son visage rayonnant, orné d’un sourire innocent. Elle lui fit un grand signe de la main pour l’inviter à la rejoindre. L’enfant obtempéra mais d’une marche lente, presque désintéressée, car il ne voulût pas que l’on cru qu’il était une personne facile. Arrivé sur le porche de la maison de briques de la dame, il s’arrêta, les jambes collées l’une contre l’autre et les mains dans le dos. La femme se baissa pour être à sa hauteur.
« Où habites-tu mon garçon ? »
Celui-ci, la dévisageant de ses grands yeux ouverts, ne répondit rien, la mâchoire serrée. Où habitait-il ? Il ne savait pas ; il habitait là ou parfois ici ; il habitait partout ! Elle tenta donc une nouvelle approche :
« Je te vois souvent passer sous ma fenêtre durant les heures de cours, tu fais l’école buissonnière ? » s’enquit-elle avec le petit sourire de malice qu’affiche l’inspecteur qui tient son coupable.
Toujours pas de réponse. Et puis, que pouvait bien vouloir dire faire l’école buissonnière ? Y avait-il donc plusieurs écoles ? Elle le regarda avec pitié.
« Je suis une septuagénaire et veuve avec tout ça, sais-tu ce que cela veut dire ? »
Il continua de l’observer, dans une incompréhension apparente. Elle soupira.
« Enfin, cela n’a pas d’importance. (Elle se releva) J’étais secrétaire autrefois. Et le malheur dans tout ça est que ce n’est qu’aujourd’hui, à soixante-treize ans, au crépuscule de la vie, que je me rends compte que je ne l’ai pas vécue, ma vie. J’ai toujours fait ce que l’on attendait de moi, sans penser à ce que je voulais faire, moi. Ne fais pas la même erreur. »
Ses yeux se mouillèrent devant l’expression presque bestiale de son jeune vagabond, comme celle qu’ont les singes en cage. Vivre sa vie ? Cette femme avait un manque apparent de logique. Soudain, elle s’avança et posa délicatement sa main ridée sur la poitrine d’Oliver.
« Tu sens cette chose qui bat dans tes côtes ? C’est avec celle-ci qu’il faut que tu réfléchisses et que tu agisses, c’est la seule véritable chose qui compte. »
Il hocha la tête mécaniquement, faisant semblant qu’il comprenait. Il y eut alors un silence que seul son ventre rompu, émettant une longue plainte : il fallait manger.
« Tu as faim dis-moi ! (Elle pensa un instant) Allez, attends ici, je reviens. »
Sur ce, elle rentra chez elle, laissant le garçon seul. Au bout d’environ cinq minutes, elle réapparut, les mains chargées d’un paquet, enveloppé dans une serviette à carreaux rouges et blancs. Elle lui fit tendre les mains et lui déposa le tout dans celles-ci, avec délicatesse. Impétueux de découvrir ce que cachait la serviette, il en retira les coins repliés les uns sur les autres, pour révéler deux grosses miches de pain, collées l’une sur l’autre par une épaisse couche de confiture pourpre et luisante. Ses yeux pétillèrent, le regard illuminé d’un éclat nouveau. Elle, les mains serrées, semblait toute fière de son cadeau :
« Eh bien ? Qu’attends-tu donc ? Mange enfin ! »
Oliver y mordit à pleines dents. Que c’était bon ! Du pain moelleux comme il faut et une confiture de cerises, gourmande à souhait. Il n’en fallut pas plus pour faire le bonheur du petit. Il l’engloutit presque en deux crocs tant il était affamé.
« Hé là ! N’as-tu pas mal au ventre de manger si vite ? s’apeura la bonne dame. »
Il secoua vigoureusement la tête, le sourire aux lèvres, l’expression rieuse comme s’il voulait pouffer. Son regard tomba sur ses doigts dégoulinant de la succulente mélasse. Vite, il s’empressa de se les lécher jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien d’autre à sucer que son maigre os. Il releva alors la tête vers sa bienfaitrice et dit de sa petite voix aiguë :
« Merci ! »
Sans lui laisser le temps de réagir, il s’élança et lui baisa la joue avec cette précaution qu’ont les jeunes enfants, y laissa une grosse trace de confiture, puis s’en fut à toute jambe sans se retourner, honteux d’avoir baisé une fille. Dans sa course, il n’entendit pas la femme qui, pleurant à chaudes larmes, attendrie, lui criait quelque chose. Il disparut à l’angle de la 47ème avenue, la face encore barbouillée de rouge.
Il se balada dans la ville, songeant à cette femme si bonne envers lui et à ses mots sages qu’il ne comprenait pas et qu’il ruminait sans cesse pour en tirer un sens. Penser avec le cœur ? Vivre sa vie ? Quelque chose lui échappait, c’était forcé. Et pourtant il n’arrivait pas à savoir ce qui lui manquait et cela le frustrait d’autant plus. Il était tant pris dans ses réflexions qu’il n’aperçut pas le rouge-gorge qui chantait comme à son habitude, perché sur son érable, ni la petite fille aux escarpins, qui elle ne le loupa pas.
Les pantalons de costume quittèrent peu à peu leurs tours, pour se faire engloutir par le trou-même d’où ils étaient sortis le matin. Des discussions étranges autour de lui s’établirent et il lui fut tout à fait impossible de penser maintenant. Il n’entendait plus qu’« Indice boursier en baisse », « récession », « profitable à trois-cent-soixante-treize-virgule-huit pour-cent » ou encore « augmentation de deux-virgule-trente-sept ». Perdu qu’il était dans cet océan de termes mathématico-economico-capitalistico-scientifico-exacts et proprement sérieux, il fuit. Mais partout où il se trouvait, ces expressions diaboliques le suivaient. Les chaussures serrées et parfaitement cirées n’avaient aucun autre sujet de conversation !
Il se mit en quête d’aller trouver Jane. Il traversa la ville, en manquant de peu de se faire écraser à deux reprises. Là-bas, les rues étaient encore moins propres. Il y les lampadaires cassés, les affiches publicitaires vandalisées mais surtout, il y avait Jane, et pas de vestes de costume qui se croyaient sérieuses à dire des choses que personne ne comprenait. Jane, c’était la seule amie de sa défunte mère, emportée il y a quatre ans par la physillis comme disait le garçonnet. Ça sonnait drôlement bien aux oreilles, « physillis » ; ça roulait sur la langue presque, c’était poétique. C’était pour cette raison qu’Oliver croyait fermement que sa mère était une grande poétesse, une artiste (comme lui l’était à sa manière), morte de sa poésie, et Jane n’avait pas eu le courage de le contredire ; il comprendrait plus tard. Elle, Jane, était toujours là-bas, dans son impasse mal éclairée par la lumière blafarde d’un réverbère en fin de vie. Il n’y avait que Jane, ses copines et des ordures dans cette allée.
Il la trouva, adossée contre le mur de briques crasseux, une cigarette à la main. Un sac si petit qu’on n’aurait guère pu y faire entrer plus qu’un porte-feuille et un stylo pendait à son épaule par une chaîne dorée. Elle portait des jarretelles déchirées derrière le genou gauche, dans une jupe si courte qu’Oliver n’y vit aucun intérêt ; un corset sur le haut du cours, couvert par un court manteau de motard en faux cuir noir sur lequel retombaient ses belles boucles brunes. À ses côtés, deux autres femmes, dans la même posture semblait attendre quelque chose qui ne venait pas, appareillées de la même manière. En voyant l’enfant, Jane jeta sa cigarette au sol et l’écrasa de ses chaussures à talons qui claquaient sur le sol de béton humide, puis le rejoignit à pas précipités et incertains, sur ces talons excessivement grands. Arrivée à sa hauteur, elle lui passa la main dans les cheveux :
« Eh bien, en voilà un qui est un vilain gourmand ! »
Oliver gloussa et cacha sa face dans ses mains. Jane rit avec lui.
« Viens, dit-elle en lui prenant la main, mettons-nous à l’abris du vent ; il fait si froid ! »
Elle grelottait. Il posa sur elle ses gros yeux bien ouverts :
« Mais pourquoi ne te couvres-tu pas plus alors ? »
Elle soupira.
« C’est pour le travail, il le faut bien.
– Alors pars de ce travail, répondit-il qui trouvait que c’était une évidence. Ce n’est pas bien, un travail où tu as froid.
– Oui, tu as raison. Mais ce n’est pas si simple, vois-tu ? »
Non, il ne voyait pas. Qu’y avait-il à voir ? Une cravate rouge striée s’engagea dans l’allée sans un mot, s’approcha de l’enfant et de la jeune femme d’à peine vingt-cinq ans. Sans faire attention au jeune homme, un billet fut glissé entre la jarretelle droite et la délicate peau de Jane. Une main bien décidée se porta et agrippa la fille par les fesses. Elle rit bêtement puis embrassa le nouveau venu sans qu’ils ne se soient dit un seul mot. Oliver resta là, hébété et révolté qu’on est fait ça à sa Jane, pendant que les deux s’en allaient sans un regard en arrière.
Déjà la nuit voilait le ciel, comme endeuillé du jour. Le soleil quitta son poste et un froid mordant accentué par un vent cinglant s’établit sur les gratte-ciels toujours plus hauts. La lune se pointa, après le passage d’un nuage qui paraissait sans fin. Si belle que toute les flaques se durent de la copier, toutefois maladroitement. Face à se spectacle, Oliver allongea les bras ; vite, attraper cet étrange disque immaculé ! Pourtant, à chaque fois que ses doigts se refermaient dessus, vicieusement, cet astre se dérobait.
Cela faisait bien trois ans qu’il s’adonnait à cette tâche, dans l’espoir d’un jour, ou plutôt d’une nuit, l’arracher à son tableau de fond noir saupoudré de diamants, afin d’en user pour jouer aux billes comme les enfants de son âge, jeu auquel il n’avait jamais pu s’essayer, faute de billes. Et tout serait si merveilleux cette nuit là ! Ce serait son trésor à lui ; une lune, sa lune, qu’il fourrerait le plus profond possible dans sa poche de salopette, aux côtés de ses pétales de pissenlit.
À part cela, la soirée n’avait pas grand intérêt. Qui donc avait pu décider, comme ça, sur un coup de tête, d’inventer une partie de journée si inutile ? Il aurait préféré passer la nuit dans l’appartement tout étriqué de Jane, mais comme bien souvent, son travail ne lui laissait pas le temps de s’occuper du jeune garçon.
La 11ème avenue était la seule qui restait relativement animée après le coucher du soleil. Les néons projetaient des lumières colorées sur les dalles de béton et attaquaient l’œil. Les bars diffusaient de la musique si forte qu’elle couvrait le bruit des voitures sur le périphérique. Il y avait là, en terrasse, des gens de tous horizons : grands, petits, blonds, bruns, frisés, jeunes ou plus âgés, pauvres ou plus aisés… Tous, assis à une table ou accoudés à la rambarde qui délimitait les terrasses, buvaient et fumaient et parlaient si fort qu’Oliver n’entendait qu’une superposition de voix criardes. Ils semblaient tous avoir à oublier quelque chose en particulier, à la façon dont ils faisaient semblant de s’intéresser aux histoires des autres et de ceux-ci de feindre de se croire écouter avec intérêt. Personne ne semblait dupe mais personne ne disait rien. C’était sûrement la façon dont ils espéraient oublier la chose qui les tracassait, pensait-t-il.
Au milieu de la route, deux jeunes femmes échevelées, en jupes aussi courtes que Jane, en talons elles-aussi, courbées en deux, riaient fort et continuellement. Soudain, une arrêta de rire pour vomir un liquide répugnant qui s’explosa sur le bitume. Elle s’essuya la bouche d’un revers de manche. Son amie l’aida à se redresser. Celle-ci releva la tête, croisa le regard de l’autre et toutes deux rirent de plus belle. Il n’avait jamais entendu personne d’autre que lui rire de si bon cœur, mais ce rire le dégoûtait. Et malgré tout, personne autour ne faisait attention. Cela terrifia le jeune garçon. Il courut dans un autre quartier, pour échapper à ce monde étrange et ne pas tomber dans l’indifférence de ses habitants, entre pintes et fumées de cigarettes.
Au-dessus de sa tête ébouriffée, le métro aérien passait, monstrueux, soutenu par des piliers de fer forgé, auxquels l’enfant s’accrochait d’un bras pour zigzaguer entre. Les wagons défilaient à intervalles réguliers, à une vitesse affolante, projetant des carrés de lumières jaunâtre au sol, dans lesquels on devinait des silhouettes qui, dans la célérité débridée de l’engin, ne restait qu’une seule fraction de seconde. Toutes ces silhouettes étaient semblables, passagères, emportées dans l’infini de la nuit. Le bruit des roues crissant sur le métal des railles s’estompa peu à peu et le métro ne fut plus qu’un faible point de lumière au loin qui rapetissait. Les passagers doivent être bien serrés dans leurs wagons qui diminuent en taille avec le temps, songeait-il. Enfin, qu’importait ; jamais personne ne s’était plaint d’un métro rétrécissant.
Soudain, un homme, dissimulé dans l’ombre de la structure ferreuse, s’empara d’un instrument que le garçon ne connaissait pas et il en résulta un son tout à fait doux aux oreilles. Absorbé, Oliver vint se planter en face du musicien. C’était un homme noir, un chapeau enfoncé sur la tête, en longue redingote noire qui traînait presque sur le sol. Tout en jouant, il se balançait d’un pied sur l’autre, les yeux fermés. Oliver s’assit à califourchon face à lui, en faisant gare à ne pas gêner l’artiste dans sa performance. Il fit osciller sa tête de gauche à droite, au rythme de la mélodie, indolemment. L’homme finit par ouvrir les yeux et découvrant son audience, s’arrêta de jouer.
« Continue ! dit le jeune avec frivolité, en tapant des mains.
– As-tu de quoi payer mon petit bonhomme ? répondit une voix usée par la nicotine.
– Non.
– Alors plus de musique ! La musique est pour ceux qui paye, l’art est pour ceux qui ont l’argent de se l’offrir.
– Mais c’est si beau, murmura Oliver rêveur. Continue !
– La beauté a son prix. »
Silence.
« J’ai mon bananier ! s’écria Oliver.
– Ton bananier ?
– Oui, cette plante que je tiens sous le bras, c’est un bananier nain. Il n’a encore jamais donner de fruit mais je suis sûr que si tu t’en occupes bien, il te donnera des bananes à foison ! Et tu n’auras jamais plus besoin de jouer comme tu le fais ! »
L’autre ricana.
« Pas intéressé, finit-il par dire. Et puis c’est un pissenlit bien mal en point. »
Contrarié, Oliver se releva. Mais il se ravisa soudainement, en plein mouvement.
« Moi aussi je sais faire de l’art ! déclara-t-il.
– J’en suis très heureux pour toi, mais cela ne remplira pas mon assiette ce soir, répondit l’autre avec froideur, en hochant la tête.
– Joue ! reprit le vagabond. Et je danserai pour toi ! Ainsi je te ferai de l’art et tu m’en feras pour moi ! »
Tout sourire de son raisonnement, il attendit avec impatience la réponse de son interlocuteur.
« Enfin, soupira-t-il. Je suis bien obligé d’avouer que je n’ai rien à y perdre. »
Il épaula son étrange instrument quand Oliver l’arrêta :
« Qu’est-ce donc ?
– De quoi parles-tu ? répondit l’homme noir, surpris.
– Cet instrument, qu’est-ce que c’est ?
– C’est un violon, reprit l’autre avec évidence. »
Oliver hocha la tête pensif.
« J’en ferais quand je serai plus grand, déclara-t-il. Joue maintenant ! »
La musique sortit de la caisse de résonance et le petit bonhomme s’affaira à mouvoir ses menus membres avec discordance. Le manque d’harmonie alluma une lueur amusée dans la pupille du violoniste. Cependant, Oliver n’avait pas menti, c’était de l’art ; c’était son art. Tapant des pieds, frappant des mains au milieu des mesures, les bras distordus, Oliver s’essoufflait, le front barré d’un pli de sérieux. Quand la musique s’arrêta, il reprit son souffle longuement puis cria :
« Encore ! Encore le violon ! S’il te plaît ! »
L’homme refusa au début mais ne put résister plus longtemps à l’envie contagieuse du jeune garçon. Le spectacle se répéta plusieurs fois, toujours de la même manière, Oliver insistant pour que l’on recommence à chaque fois, bien qu’ils mettaient toujours d’accord sur le fait que cette fois-ci, ce serait la véritable dernière. Puis, le musicien se déclara fatigué et quitta son danseur, qui le regardait partir, tout suant d’avoir tant dansé. Il s’affaissa contre le poteau de métal, les paupières lourdes. Cependant, il faisait si froid, avec ce vent de tous les diables, qu’il lui était impossible de fermer l’œil. Il grelottait à tel point qu’il crût faire trembler les railles avec. Son petit corps bataillait contre la nuit. Chaque inspiration lui brûlait la gorge. Cela dura plusieurs heures, les extrémités mordues par le froid. Et puis soudain, il se sentit plus léger. Il n’avait plus froid du tout même, pas chaud non plus, juste ce qu’il faut. Et il lui sembla entendre son rouge-gorge chanter, et il crût revoir la dame de ce matin, don’t il ne connaissait le nom, qui sanglotait en le regardant. Et devant lui, la fillette aux escarpins qui lui souriait, sans aller se cacher dans les plis de la jupe de sa mère cette fois-ci.
Lorsqu’il fut retrouvé le lendemain au petit matin par un agent d’entretien, il était déjà tout glacé, mais ses joues étaient toujours aussi rosées et un grand sourire lui traversait le visage. Il emporta avec lui, dans la fosse commune, son savoir unique. Car enfin, lui savait vivre la Vie et penser avec le cœur.