Le ciel sourit ce matin. Un sourire en coin de bouche. Timide. Ou effarouché. Un sourire un peu crispé, comme abandonné là, sur les lèvres peintes du ciel. Elle le connaît ce sourire, tantôt serein, tantôt tourmenté. Jour après jour elle le sent dans les picotements de sa peau, dans les strates de son cuir chevelu. Jour après jour elle subit les caprices de ce sourire céleste, à la lisière entre deux mondes. Sa peau s’en souvient. Elle porte en elle les stigmates des morsures solaires, tribut de sa douleur, de simples cicatrices en monument de sa faiblesse. Et chaque jour un picotement familier dans sa nuque lui sert d’avertissement. Le ciel sourit ce matin, oui, mais elle a appris à ce méfier de ce sourire trop plein de tendresse funeste, de cet amour dévastateur qui assèche les lacs, carbonise les champs de colza et de chanvre. Sa peau s’est endurcie avec le temps. Et la douleur d’autrefois n’est qu’un vague souvenir, un picotement pernicieux comme un pressentiment.
Elle le connaît trop bien le ciel, pour vivre jour après jour à sa merci. La nuit elle trempe ses lèvres dans ses eaux étoilés. Elle se réveille le front constellé de rosée. Elle vit de reflets glanés par-ci, par-là, de fragments un peu effilochés de bleu, de blanc, de gris, de pourpre quand l’aube se drape de vermeil. Ternes parfois, poisseux, quand l’air se fait lourd, soyeux, délicats quand le printemps se vêt de mousseline. Elle vit de reflets, d’échos atones et de vent frais. Parfois elle se demande comment on peut vivre d’absence, de non-dits et d’espoir. Mais chaque jour le ciel laisse traîner ses reflets sur les miroirs des pavés. Et chaque jour elle en boit l’azur comme du nectar.
Le ciel, les pavés, deux infinis qui se coudoient. Et elle, plantée là au milieu. A ses pieds, l’inertie engoncée dans un étau carré, désespérément angulaire. A ses pieds les rangées régulières, les colonnes impitoyables, tout un échiquier de gris et de torpeur. Là-haut l’éphémère, l’insaisissable, l’éternel renouveau. Le verdoiement bleuâtre d’une toile aux mille facettes. Là-haut l’espoir insaisissable, plus diaphane de jour en jour. Là-haut, les attentes folles et les rêves évincés.
Le ciel, les pavés, deux infinis qui se côtoient. L’un la tire irrémédiablement vers le bas, l’enchaîne, la ligote, l’autre l’élève, l’appelle. L’un la condamne, l’autre la console. Elle a appris à les aimer, ces deux mondes. Le salut des titans et le silence des pierres. Et elle caresse ses chimères, sème ses folles utopies sur le terreau fertile des jours mornes. Le ciel lui paraît plus bleu, les pavés moins ternes à la lueur de son dénis.
A force de vivre ainsi enclavée elle a laissé le temps derrière elle. Un jour elle n’a plus voulu suivre le courant. Le fleuve l’a déposée sur la rive auréolée d’écume et elle a contemplé les vagues du temps. Elle ne connaît plus son âge. Elle se sait vieille, mais ce mot lui semble dénué de sens. Elle a cessé de compter les jours, les mois, les années. Peut-être est-ce cela, la vieillesse se dit-elle. Un divorce du temps. Les années glissent sur elle en l’effleurant à peine. Elle sait qu’un jour le temps la rattrapera, mais cette certitude repose inerte et stérile dans un coin de sa conscience.
Elle se tient là, un instant entre les pavés et le ciel, entre ces deux mondes qui se toisent. Un Atlas en guenilles, les bras ballants, le dos voûté. Et puis, elle s’agenouille. Elle saisit la petite brosse échevelée, au manche usé, blanchi par le temps, la sueur et les larmes. Et avec la douceur de l’indifférence elle frotte la surface rugueuse des pavés, d’un geste machinal. La poussière virevolte, nuée un peu floconneuse, qui reste en suspens dans l’air trop plein de soleil et de pluie en attente. Elle demeure là, une traînée grisâtre qui fait miroiter des rayons égarés, elle chancelle, et retombe à terre avec la grâce de l’inorganique. La petite brosse cependant, va et vient, mouvement régulier, monotone. Les pavés luisent comme des miroirs. Le ciel sourit timidement. Et le soleil règne en despote.
Elle frotte inlassablement, polit les pavés sous le regard bleu du ciel et le dédain gris de la route. Elle répète ces gestes tant répétés qu’elle en a oublié la raison. Elle se souvient vaguement des menaces, des injures susurrées, des lourdes bottes cirées, des regards noirs de mépris. Elle se souvient d’une violence qu’on marchande, qu’on distribue à la volée comme des tracts publicitaires. Pourtant sa mémoire ébréchée laisse fuir ces images. Parfois elle se sent vide, un tonneau des Danaïdes qui ne s’oppose plus à la débâcle des souvenirs. Alors elle frotte encore et toujours pour combler le vide lancinant de ses pensées.
Une ombre. Comme une intuition. Effilée, étirée par le soleil agonisant, étalée là sur les pavés. Indéniable. Elle lève les yeux. Un homme en uniforme se tient là à deux pas d’elle. Grand, aux traits brusqués, au front haut et au regard doux « Un soldat » se dit-elle sans émotion particulière. Il lui tend la main. « Vous pouvez partir » dit-il. « Comment ? » Elle perçoit distinctement le son de sa propre voix, comme celle d’un étranger. Rauque, caverneuse et râpeuse. Grêle comme ces roches criblées de crevasses.
« C’est fini, depuis deux mois déjà…Ils ont capitulé. Ils ont laissé derrière eux tout un pays en chantier. Un immense terrain vague. Il a fallu déblayer. Retrouver les archives dans les décombres. Déchiffrer les phrases obscures, le jargon administratif. Et puis il a fallu vous retrouver. Un à un. Tous les laveurs de pavés disséminés à travers le pays. Vous étiez nombreux, le saviez-vous ? Toute une brigade de laveurs qui s’échinait à longueur de journée. Il leur fallait des pavés propres, des pavés luisants comme des pièces de monnaie, aux gens d’en haut. Peut-être que l’éclat des pavés éclipserait la crasse de leurs coeurs, se sont-ils dit. Ou peut-être qu’ils aimaient voir vos dos courbés. Un régiment de dos ployés, de genoux égratignés, de têtes poussiéreuses, quel spectacle pour eux ! »
Il s’anime, sa voix se colore. Les paroles fleurissent dans sa bouche, des fleurs bigarrées, sinueuses aux circonvolutions étranges, au parfum entêtant. « Vous êtes libre », conclut-il. Et les paroles se bousculent dans sa bouche, jaillissent de ses lèvres avec une hâte éhontée. « Evidemment, il faudra tout reconstruire. Les pays, les villes, les rues. Et les hommes aussi, les hommes surtout. Les pierres s’accommodent de tout, de la poussière et des mauvaises herbes, du silence aussi, du terrible silence de la victoire. Mais on ne répare pas des vies avec un peu de ciment et de bonne volonté. Et ils en ont piétiné des vies, des milliers de vies foulées là à leurs pieds, roulées dans la fange et la poussière. J’ai traversé le pays. Ce n’est qu’une plaine de la désolation où la misère erre hagarde et hideuse. »
Il s’interrompt. Son regard se perd au loin, plonge dans le rougeoiement obscur de l’horizon. Les pavés s’empourprent, s’ornent d’une pudeur de pierre. « Quel est votre nom ? » dit-il finalement. « Je n’en ai plus ». Elle sent sur elle le regard interloqué du soldat. Honnête. Et bienveillant dans son inexorable douceur.
« Il ne m’appartient plus. Depuis longtemps. Ils l’ont assassiné à coups de paperasse. A force d’être écartelé sur des fiches tamponnées, d’être écorché dans la bouche de fonctionnaires renfrognés, à force d’être scandé sur des affiches jaunies, il a cessé de m’appartenir. Ils l’ont mutilé, et à présent il tremblote dans quelque coin obscur, bègue, infirme et estropié. »
Elle ne hausse pas la voix. Elle murmure, comme si un poids invisible oppressait ses cordes vocales, les empêchait de vibrer. Elle murmure et ce murmure distinct comme le clapotis d’un ruisseau emporte avec lui tout ce qu’il y a d’indicible dans son coeur fêlé.
Le soldat l’écoute patiemment, posant sur elle toute la douceur de son regard. « Que comptez-vous faire à présent ? ». Le silence lui répond. Il s’épaissit, se charge de la pénombre du soir qui tombe. « Où irez-vous ? Quelqu’un vous attend-il quelque part ? N’avez-vous pas de famille ? Pas d’enfants ? Pas d’amis ? » Elle se tait. Un nuage passe sur son front buriné, raviné, rongé par la pluie, le vent et l’angoisse. Un front érodé. Elle songe. S’enfonce dans ces pensées sans fond, ni issue, se perd dans le dédale des possibles. Le ciel sourit, comme pour l’encourager. Un sourire en coin de bouche. Timide. Ou effarouché. Elle n’a jamais su le décrypter.
« Je reste »
Deux mots. Pour habiller ce silence si nu qui se niche entre eux. Elle sourit. Le soldat soupire. Le nuage s’est volatilisé. « Comme vous voudrez. » Il ouvre la bouche, se ravise, puis ébauche un salut. Elle le regarde s’éloigner, traverser l’interminable allée pavée, ce long couloir à ciel ouvert qu’elle devrait haïr et qu’elle ne peut s’empêcher d’aimer. La petite brosse gît à ses pieds les pattes en l’air. Elle ne se baisse pas pour la ramasser. Au loin le soldat n’est qu’une ombre, une petite tâche sombre sur la toile écarlate du ciel. Et elle reste plantée là entre ciel et terre, une petite vieille femme au visage abîmé, aux mains fripées, debout dans l’abandon pourpre du soir qui tombe.