Te voilà, petite tisseuse en robe de soie, petite fileuse des combles et des mansardes, petite danseuse des plafonds. Te voilà petite araignée. Es-tu venue partager ma solitude ? Humer l’air fétide de cette chambre où la nostalgie croupit ? Es-tu venue me tenir compagnie ? Chasser la pâleur maladive de mon front ? Es-tu venue m’égayer moi l’éternelle mélancolique aux yeux sombres comme l’orée de la nuit, l’incorruptible entêtée au front haut comme les effigies des déesses, l’inconsolable optimiste qui s’arme sans cesse de patience et d’un peu d’insolence ? Es-tu venue assécher les lacs béants de mon regard, retracer sur mes joues le halo des larmes que je n’ai jamais versées ?
Que viens-tu faire ici, petite funambule du réel, petite acrobate des hauteurs, petite voltigeuse des intérieurs ? Que viens-tu faire dans cette pièce où les heures stagnent, où le temps se fige, où l’ennui coagule ? Dis-moi, petite curieuse, qu’est-ce qui t’attire ici ? Est-ce la chaleur discrète des lieux ? Les promesses placides qui palpitent sous les combles ? Est-ce l’odeur d’abandon qui flotte dans l’air, ce parfum de désespoir qui imprègne les murs et s’infiltre dans les fibres de mes pensées ?
Me vois-tu, dis-moi, me vois-tu petite tisseuse de métier, me vois-tu, moi la reine de naissance devant mon métier à tisser ? Me vois-tu entrelacer les fils, les nouer un à un, les entrecroiser à longueur de journée ? Me vois-tu m’embourber dans les marais de l’absurde, moi qui vit comme une prisonnière dans cette demeure où je devrais régner, qui me terre dans mon mutisme et me retranche derrière des prétextes et des justifications marmonnées à la hâte ? Moi qui vis en ermite dans cette chambre qui m’encage, qui me heurte aux parois de verre qui me scindent du présent, qui me morfonds dans le mausolée de ma fierté, qui attends encore et toujours une échéance incertaine. Dehors le soleil brille, la vie fleurit, et moi je tisse, je tisse, je brode avec le fil de l’ennui sur la toile trop grossière de mes journées.
Vois-tu petite araignée, vois-tu l’épouse d’Ulysse réduite à sa condition d’épouse déchue, de veuve de fait ? Vois-tu l’épouse d’Ulysse aux mille tours, du grand Ulysse aux mille ruses, me vois-tu Pénélope, reine d’Ithaque, contrainte à faire et défaire les mêmes mailles dans la moiteur d’une chambre close ? Me vois-tu, moi la recluse qui me cramponne à ma vertu, qui me nourris de cette fierté qui me colle à la peau, qui me recroqueville derrière le paravent de ma pudeur ? Me vois-tu égrainer les jours de la semaine, sans ne plus daigner les compter, écosser les heures dans l’espoir d’en tirer un soupçon de substantialité ?
Au dehors mes prétendants festoient. Je les entends ripailler, jour après jour, je les entends, ricaner, railler, tonitruer. Leur clameur envenime mes journées. Leurs cris viennent souiller le silence de mes nuits. Je les entends, mes prétendants, qui ne prétendent qu’à un peu de plaisir et d’ivresse, qui quémandent ma main avec la vanité d’un enfant gâté, qui se grisent de leur importance factice, s’abreuvent d’orgueil et d’une fierté déplacée, je les entends, ces gamins qui se veulent hommes, ces sans-gênes tellement veules dans leur irréductible trivialité. Je les entends ces amants de fortune qui me parlent d’amour avec une hypocrisie éhontée, qui m’assomment de serments sordides, qui m’adressent des sérénades grossières, des oeillades cocasses. Mes prétendants, cette bande débridée d’adolescents dans des corps d’hommes, une poignée de dépravés, qui cueillent le jour pour mieux pouvoir le broyer, qui malaxent les heures, pour en extraire un jus poisseux dont ils se gorgent et s’enivrent, qui se gavent de futilités et de fadaises, qui prennent la vie en otage et enchaînent le destin pour en obtenir toutes les concessions.
Je les entends, petite araignée, jour et nuit, je les entends. Ils ripaillent et moi je tisse. Je sais qu’ils me guettent. Qu’ils épient le moindre de mes mouvements. Je sais que je les exaspère, moi et ce linceul que je me suis mis en tête d’achever, ce linceul qui depuis trois ans semble ne jamais vouloir aboutir. Je sais qu’ils me guettent, qu’ils me traquent jour après jour. Ils ont gaspillé leur jeunesse à poursuivre l’occasion, à courser l’opportunité. Et justement ils l’ont flairée, l’opportunité du siècle, l’occasion à saisir. Le trône vacant d’Ulysse les allèche, les attire irrésistiblement. Et si pour l’instant je parviens à me dérober, si je leur échappe encore, si mes ruses les leurrent, je sais que le temps joue contre moi. Troie n’est plus que cendres à présent. Et Ulysse demeure absent. Depuis vingt ans déjà. Alors je tisse le jour et défais ma toile la nuit. Je me terre comme une chienne dans cette pièce trop exiguë, je me cloître entre les murs de ce palais qui abritait mon bonheur autrefois.
Et je maudis toutes ces années où j’ai espéré contre raison, où j’ai attendu avec la naïveté, la confiance candide d’un enfant. Toutes ces années durant où j’ai fléchi au moindre navire qui accostait, où j’ai défailli à chaque dépêche qui échouait au seuil de ma porte, où je me suis agrippée à ce mot de fidélité. Oui j’ai été fidèle. Comme une chienne. Comme une chienne j’ai guetté le retour de mon maître, de mon époux parti à la guerre, parti en héros mourir ou triompher au pieds des murailles de Troie. J’ai attendu avec la patience d’une épouse modèle, comptant les jours avec assiduité, tendant l’oreille, sursautant au moindre bruit. J’ai été patiente, oui, vertueuse aussi. Et fidèle. Comme une chienne.
Mes servantes jasent derrière mon dos. Je les entends caqueter. Les gorges s’échauffent, les railleries fusent. Acerbes. Et humiliantes dans leur insondable banalité. Ma personne a cessé de m’appartenir. Je suis née princesse, je mourrai reine. Et en attendant, je me sens un destin de pantin. De poupée de chiffon, qu’on malmène, qu’on brinquebale au grès de ses humeurs. Mon nom s’entache à traîner dans toutes les bouches, ma fierté lapidée chancelle sous les coups des invectives.
Elles ont cessé d’attendre le retour d’Ulysse, de croire à un miracle. Un beau matin, elles se sont lassé de jouer les déshéritées. Le soleil brillait, le monde fleurissait. Elles se sont souvenu qu’elles étaient femmes, qu’elles étaient mères, que la morosité gâtait leur teint. Elles se sont souvenu que le printemps était éphémère, que la vie continuait, que le bonheur était à portée de main. Alors elles l’ont saisi. Elles ont renié leur mélancolie de papier, le théâtre macabre du désespoir, la tragédie insipide de l’incertitude. Elles ont renié leur consternation feinte, ont laissé tomber masques et artifices. Du jour au lendemain leur gaité a éclaté au grand jour. Des éclats de rire se sont mis à ricocher dans les couloirs mornes du palais. Elles ont oublié Ulysse, ont effacé son souvenir de leurs pensées comme on ôte un tablier. Il n’existe plus pour elles. Mort et enterré, sans cérémonie. Leur deuil fut de courte durée. Elle n’ont pas même versé une larme. A présent elles exhibent leur allégresse, la brandissent devant elles comme un bouclier, me la jettent à la figure avec un air de triomphe. Elles ont cessé de se préoccuper de mes états d’âme.
Et Ulysse demeure absent. Ulysse, mon époux d’autrefois, mon amour d’un temps, Ulysse, l’inconstant, qui vole de ville en ville et des baisers aux femmes. Ulysse, mon Ulysse libre comme le vent, au sourire trop large, aux yeux trop grands, Ulysse, le volage qui butine à droite à gauche, qui erre de port en port, de bras en bras, qui s’égare sur les mers du monde et dans les yeux des femmes. Ulysse, mon Ulysse, qui sème des promesses aux quatre vents, qui méprend une lassitude passagère pour un élan de fidélité, qui débride ses ambitions et musèle ses scrupules, qui embrasse la vie avec fougue et fustige le destin. Ulysse, aussi fuyant que l’eau limpide des sources, aussi insaisissable que la brume, Ulysse, qui étreint le monde dans sa fuite, qui affronte tous les périls pour mieux s’affranchir de ses responsabilités.
Nous étions heureux autrefois, il y a vingt ans, avant son départ. Nous étions heureux quand la paix prospérait, quand Hélène vivait épanouie aux côtés de son époux à Sparte. J’étais belle alors, je l’ai toujours été, je crois. J’étais belle quand mon père a accordé ma main au fils du roi d’Ithaque, quand il m’a conduite à l’autel, quand Ulysse m’a soulevé au dessus du seuil de notre maison. J’étais belle quand notre fils est né. Un jour de ciel bleu. Bleu comme les yeux de son père et comme l’eau des lacs. J’étais belle ce jour-là. Pâle, comme l’aube, les traits un peu tirés, les paupières un peu lourdes. Notre enfant criait, s’égosillait avec cette force qui ne l’a jamais quitté, s’ancrant fermement dans le présent. Je l’entendais à peine. J’étais heureuse je crois, lasse, tellement lasse, mais heureuse. Ulysse rayonnait. La naissance de son fils le métamorphosait. Il m’a fait serment de son amour. M’a juré fidélité au-delà de la mort.
Son attention s’est effeuillée peu à peu, s’est flétrie avec le temps. Il était père, son fils grandissait, s’épanouissait et lui ne pouvait s’empêcher de venir hanter la côte, de scruter le fin liserai d’écume que la mer rejetait sur la plage. Et puis l’appel est venu. Le rapt de la belle Hélène, l’effronterie de Paris, l’impudence de Troie, l’honneur bafoué de la Grèce toute entière, la guerre a fait irruption à Ithaque sous la forme d’une tirade grandiloquente que déclamait un messager essoufflé. Ulysse a refusé tout d’abord. Il était père. Son fils grandissait. Le prétexte lui semblait valable. Une semaine plus tard, il embarquait. Troie l’appelait. Son fils et son épouse attendraient.
A présent ma beauté suffit tout juste à attirer une nuée de capricieux, un essaim d’ambitieux de troisième degré. Je n’ai pas été assez belle pour retenir mon époux. Il s’est enivré d’embruns et de sel, a côtoyé la houle et l’écume, a égrainé des accords endiablés sur la lyre du monde. Troie n’est que cendres à présent, Hélène a obtenu son pardon. Et Ulysse erre encore, quelque part à la lisière des mondes. Ulysse l’infortuné, l’éternel absent, qui hante mes souvenirs et mes pensées. Qui me rejoint parfois, au point noir de la nuit, quand je chute inexorablement. Peut-être que mon nom lui reviendra, dans un moment d’égarement. Peut-être qu’il songera à son épouse aux yeux sombres, aux cheveux clairs, à sa petite Pénélope qui l’attend sagement là-bas à Ithaque. Peut-être qu’il songera à son fils, à Télémaque qu’il a connu enfant et qui lui ressemble tellement à présent, qui a hérité de ses yeux et de son grand coeur. Peut-être que dans un élan de nostalgie il reverra Ithaque sa patrie, aux collines verdoyantes, Ithaque la fertile aux côtes opulentes et aux rives riantes. Et peut-être qu’il regrettera ces années perdues, à errer sur les mers du monde, à embrasser le brouillard et chasser des rêves échevelés. Peut-être qu’il y songera, avec une pointe de mélancolie. Et puis il plongera de nouveau dans le tumulte tourmenté, les flots déchaînés du monde. Avant d’échouer, brisé, fracassé par la vie, au fond d’un océan stérile.
Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ceci, petite araignée, petite danseuse des plafonds. Je ne sais pas pourquoi je me confie à toi, petite-fille d’Arachnée, la maudite. Je ne sais pas pourquoi j’attends, je ne sais plus pourquoi je tisse, à longueur de journée. Je ne sais même plus pourquoi je demeure ici, à espérer secrètement. Le monde tourne, les saisons changent, et je me cramponne encore à un passé révolu. A un amour étiolé. A un serment fané. Je sais seulement que je n’ai pas assez vécu, que mon fils a grandi et qu’il prend déjà son envol. Je sais que je ne le suivrai pas, qu’il m’échappe doucement, comme son père il y a vingt ans. Je sais que j’aurai pu partir, m’embarquer, arpenter les mers et océans, jeter l’ancre dans les ports miteux, fouler des pieds le sable gris des plages oubliées. Oui, j’aurai pu partir, sombrer dans l’anonymat, oublier mes titres et mes devoirs, me fondre dans la foule, les cheveux au vent, le coeur sur la main. J’aurai pu partir. Accompagner mon fils, rendre hommages aux rois de Grèce, faire des courbettes et échanger quelques politesses avec les compagnons d’armes d’Ulysse. Je suis restée. Et je ne blâme que ma faiblesse, ma lâcheté que j’ai prise pour de l’espoir et qu’on élèvera aux nues sous le nom de vertu, ma faiblesse qu’on prend pour de la constance et qui n’est que le reflet de mon indécision. Non, je ne blâme personne. Ni Ulysse et ses chimères. Ni Hélène et sa beauté funeste. Ni mes prétendants et leur vanité. Je ne blâme que moi-même. Moi-même et mon éternelle faiblesse.
Alors je tisse, je tisse jour après jour, et défais ma toile la nuit, je tisse encore et toujours comme pour conjurer le silence, ce silence pernicieux qui m’entoure et m’enveloppe, qui voile mes paupières et me tient dans sa toile. Je tisse pour conjurer ce silence, ce silence opaque comme les ténèbres de mes nuits, visqueux comme l’inertie de mes journées, ce silence qui m’oppresse. A présent.